Le Geai bleu
Quelque chose chez lui tient du roi de la place. Sa manière de se présenter d’abord, venu de ses forêts éloignées. Toujours avec force cris. « Prenez bien note que c’est moi à nouveau ! » Claude Melançon parle d’exclamations « qui ressemblent à des jurons ». Les autres oiseaux, déjà là, l’entendent bien, mais y sont habitués, ils savent le Geai bleu (Cianocitta cristata, Blue Jay) tonitruant. Et, être de vie intense, il n’a rien d’un nuancé.
Mais, attention, avec les corneilles, les corbeaux et ses cousins, les geais de d’autres variétés, il fait partie de la famille des Corvidés, les plus intelligents de nos oiseaux, ceux qui, proportionnellement à leur poids global, possèdent le plus gros cerveau. Ce sont donc des rusés, qui savent que la bête humaine ne représente rien de bon pour eux. On croit même qu’il y a transmission d’une mémoire à ce sujet d’une génération à l’autre. À moins de prendre le petit très jeune au nid, ces oiseaux ne peuvent être domestiqués; jamais nous n’arriverons à les rallier.
Il a cependant sa vêture pour lui, qui le fait aimer. Aurait-on eu l’idée d’appeler un club de balle les Corneilles de Toronto ? Bien sûr que non. Mais on a choisi les Geais Bleus de Toronto.
Laissons les autres observateurs témoigner.
Au sujet du cri du Geai bleu, James MacPherson LeMoine, dans son Ornithologie du Canada (1861), écrit : «Lorsqu’il s’entretient avec sa compagne, il simule le cri du canard; mais, si on l’approche, la note d’alarme qu’il émet en s’envolant est véhémente et soudaine. En d’autres occasions, on croirait entendre la grincement de la roue d’une brouette; le tout est accompagné de gestes, de soubresauts et de hochements de tête fort singuliers.»
LeMoine cite le naturaliste américain Alexander Wilson, qui avait apprivoisé un Geai bleu. «Je le mis d’abord, dit-il, dans une cage avec un Pivart, lequel faillit l’assommer; je l’ôtai et le plaçai avec un loriot de verger, femelle. La princesse prit une attitude confuse et craintive, comme si la présence de l’intrus dans son domicile était pour elle un outrage. Le Geai, tapis au bas de la cage, était parfaitement immobile, comme pour donner à son amie le temps de calmer ses alarmes. Madame se hasarda à en approcher, prête à fuir au premier signe de danger : le Geai ramassa des miettes de châtaignes : elle suivit son exemple, mais toujours sur le qui vive. Tous ces symptômes de défiance disparurent avant le soir, et, la nuit venue, tous deux se perchèrent côte à côte sur le même juchoir, amis comme Castor et Pollux. Quand le Geai voulait boire, l’autre oiseau sautant sans façon dans l’abreuvoir, s’y baignait en éclaboussant son compagnon, qui supportait ce traitement avec une patience de petit saint : entre chaque bain, il se hasardait à prendre une becquetée d’eau et paraissait de la meilleur humeur possible. Il permettait à la dame de lui tirer les favoris; elle s’amusait aussi à lui nettoyer les griffes des fragments de châtaignes qui y adhéraient : tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Est-ce l’infortune commune qui était le lieu de cette amitié ? Toujours est-il que le caractère tyrannique du geai peut s’adoucir : et qu’on parvient à lui faire respecter en captivité des oiseaux qu’il dévorerait libre dans la forêt.»
Charles-Eusèbe Dionne, dans Les Oiseaux du Canada (Québec, 1883), écrit : «Le Geai, par son caquetage presque continuel, est un des oiseaux les plus bruyants de nos forêts, en même temps qu’un des plus beaux représentants de la gent ailée. C’est dans les bois qu’il demeure ordinairement; cependant il aime à se répandre quelquefois dans les champs et les vergers pour mieux satisfaire sa gourmandise; il mange de tout et au besoin les œufs et les jeunes oiseaux dans leurs nids.»
Dans son traité d’ornithologie, Les Oiseaux de la province de Québec (1906), Dionne ajoute : «Les formes élégantes et sveltes de cet oiseau, ainsi que la beauté de son plumage, en font un des plus beaux volatiles de nos forêts; son vol est lent et peu élevé d’ordinaire; sa voix est peu agréable à entendre, mais il a la faculté d’imiter à s’y méprendre le cri de quelques oiseaux. Son aversion pour les hiboux est telle, qu’il ne manque aucune occasion de les poursuivre et de les harceler lorsqu’il peut. Cette haine se manifeste même envers les oiseaux de proie de jour.»
Claude Melançon, lui, dans son livre Charmants voisins [1940], laisse entendre que l’oiseau est vulnérable à cause de ses couleurs bien voyantes. « D’habitude il s’arrange pour mettre un écran de feuillage entre lui et la personne qui le regarde. Et quand celle-ci veut l’approcher de trop près, elle n’aperçoit souvent qu’un éclair bleu, un lambeau de ciel qui fuit sous la ramure. Cette répugnance à se montrer n’est pas un caprice. Le geai est un oiseau sage et prudent. Il se sait un peu trop voyant pour sa sécurité. Au lieu de faire parade de sa beauté, il la cache le mieux possible aux rapaces, ce qui ne l’empêche pas de les défier et de se moquer d’eux à haute voix quand ils approchent de l’une de ses retraites impénétrables. Car il est aussi taquin. Il tourmente volontiers le Hibou que la lumière du jour aveugle à demi, les petits oiseaux qu’ils menace de mettre en morceaux et les écureuils qui ont l’audace de venir habiter près de lui.»
Chez moi aux Iles de la Madeleine, j’ai l’impression d’être dans une Réserve de geais bleus! Ils sont omniprésents sur mon terrain (en compagnie de bien d’autres espèces) et je les nourris ces voraces à coup de sacs entiers!
Ô, cher Bertrand, heureux de te savoir là ! Et tu m’apprends que le Geai bleu, au vol puissant, est aussi abondant aux Iles ! Oui, voraces, tu peux le dire ! Insatiables, dirait-on.
P.S. Ça m’étonne, selon le souvenir que j’en garde, les Iles ne sont pas un pays de forêts, son principal lieu de vie.
2e P. S. Tu n’as pas envie de prendre l’avion ? Imagine donc que nous fêtons demain le 40e anniversaire de CKRL !