Sur la « vraie vie »
Retour au journal Le Monde, de Paris.
Cette fois-ci, le journaliste Nicolas Truong rencontre le philosophe, helléniste et sinologue François Jullien, titulaire de la chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des sciences de l’homme.
Bien sûr, la conversation porte sur ce que nous vivons en ce moment et sur la venue à nos vraies vies après cet étonnant passage à traverser. L’invité vient tout juste de publier, aux Éditions de l’Observatoire, De la vraie vie. Extrait du propos de monsieur Jullien.
Il y a, pour chacun de nous et collectivement, une situation négative à traverser. Mais cela peut – et même ce doit (d’un devoir éthique et politique) – être l’occasion de faire surgir de nouveaux possibles, « inouïs » au sens propre, que peut-être même on ne soupçonne pas. Il n’y va pas là d’une morale de consolation ou de compensation, de boniment, mais du concept rigoureux de la « vraie vie ».
Car nos vies ne cessent, au fil des jours, de se rabattre, de se rétrécir et de s’étioler : de laisser leurs possibles inouïs se rétracter. Elles se résignent et s’enlisent, se laissent aliéner et deviennent « chose », versant dans une vie factice, c’est-à-dire qui n’est plus qu’une apparence de vie, une pseudo-vie qui ne vit plus « vraiment ».
Or la vraie vie n’est pas une vie idéale ou une autre vie, mais la vie qui résiste à cette vie perdue, fait front contre cette résignation et cet enlisement, cette aliénation et réification de la vie menaçant la vie, à l’insu même de la vie. Or comment commencer de dire non à cette vie qui – au fil des jours, ou ne serait-ce pas plutôt depuis toujours ? – n’est plus qu’un semblant de vie ? Peut-être est-ce justement l’opportunité de la crise, son côté « favorable », que de nous donner un appui, une occasion – dans ce retrait, parce que nous sommes remis brutalement devant nous-mêmes – de répudier la vie factice qui par trop se lézarde, et de reprendre pied dans de la vraie vie. […]
Wow !
François Jullien : « La pandémie peut nous permettre d’accéder à la vraie vie », Propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde (Paris), 17 avril 2020. Édition numérique.
Merci encore à mon cher fils du cadeau magnifique d’un abonnement numérique à ce très important quotidien en langue française.