Les Dindons sauvages, des oiseaux en migration
Qui mieux que Jean-Jacques Audubon, Américain d’origine française (1785-1851) peut parler du Dindon sauvage (Meleagris gallopavo). L’ornithologue et naturaliste ouvre sa grande œuvre Les Oiseaux d’Amérique avec 18 pages sur cette espèce pour laquelle il a toutes les considérations. Il la présente ainsi :
La grande taille et la beauté du dindon sauvage, sa valeur comme article de table délicat et hautement prisée, enfin cette circonstance qu’il est la souche de la race domestique répandue maintenant à peu près partout dans les deux continents, nous le recommandent comme l’un des plus intéressants parmi les oiseaux que nous pouvons appeler indigènes en Amérique.
Au temps d’Audubon, soit la première moitié du 19e siècle, l’oiseau habite des terres non encore défrichées de l’Ohio, du Kentucky, de l’Illinois et de l’Indiana. On le trouve aussi plus au sud, du côté de l’Arkansas, du Tennessee et de l’Alabama. On sait qu’on le rencontre également tout au long de la chaîne des Appalaches, mais là « ils sont devenus si farouches, ajoute l’ornithologue, qu’on ne peut les approcher qu’avec une extrême difficulté ».
Lorsqu’arrive novembre, ils partent à la recherche de lieux où les fruits abondent « Parfois ils deviennent si familiers après ces longs voyages, écrit Audubon, qu’on en a vu s’approcher des fermes, se réunir aux volailles domestiques, et entrer dans les étables et dans les granges pour chercher la nourriture. Ainsi rôdant à travers les forêts et vivant de leurs produits, ils passent l’automne et une partie de l’hiver. »
Au moment de la nidification, « plusieurs poules s’associent quelquefois, et cela, je pense, pour leur mutuelle sûreté : elles déposent leurs œufs dans le même nid et élèvent ensemble leurs petits ; une fois, j’en trouvai trois qui couvaient sur quarante-quatre œufs. Dans ces circonstances, le nid est constamment gardé par l’une des femelles, de sorte que ni corneille, ni corbeau, ni peut-être même la fouine n’osent en approcher. »
Après un mois en forêt à proximité du nid, les petits « quittent le bois pendant le jour et s’approchent des clairières naturelles ou des prairies. Là ils trouvent abondance de fraises, de mûres sauvages et de sauterelles, et prospèrent sous la bienfaisante influence des rayons du soleil. Ils aiment aussi se rouler dans les fourmilières abandonnées pour débarrasser le tuyau de leurs plumes naissantes des pellicules écailleuses prêtes à se détacher, et se préserver de l’attaque des tiques et des autres insectes qui ne peuvent souffrir l’odeur de la terre où ont logé des fourmis.
« Maintenant, les jeunes dindons croissent rapidement ; ils peuvent s’élever promptement de terre à l’aide de leurs fortes ailes, et en gagnant avec facilité les plus hautes branches, se garantir eux-mêmes des attaques imprévues du loup, du renard, du lynx, et même du couguar. Les coqs commencent, vers ce temps, à montrer le pinceau de poil à la gorge [on dirait une cravate], à glouglouter et à se pavaner, tandis que les femelles font ce singulier bruit de chat qui file, et ces drôles de sauts que j’ai décrits précédemment. […]
« Des nombreux ennemis du dindon sauvage, les plus formidables, après l’homme, sont le lynx, le hibou des neiges et le grand duc de Virginie. […]
« Les dindons sauvages s’approchent souvent des dindons domestiques, s’associent ou bien se battent avec eux, les chassent et s’approprient leur nourriture ; quelquefois les coqs font la cour aux femelles apprivoisées et en sont généralement reçus avec grande faveur, aussi bien que les propriétaires de ces dernières, qui connaissent parfaitement l’avantage de ces sortes d’unions. En effet, la race métisse qui en provient est beaucoup plus vigoureuse que celle des domestiqués, et par suite, bien plus facile à élever. » [Audubon : 17-32]
Cet oiseau est connu en Europe depuis plus de 500 ans. « C’est au commencement du XVIe siècle que les Espagnols importèrent le Dindon en Europe. Combien de gens ignorent jusqu’aux noms immortels de Cervantes et du Camoës, qui savourent avec délices la chair de la pintade et du Dindon ! Le Dindon, nous apprend Belin, était déjà connu sous Louis XII. La première fois qu’il fit son entrée au Louvre, ce fut pour être découpé sur la table royale de Charles IX, où il fit une « douce sensation ».
Le Dindon est un bel oiseau. Sa robe est tantôt noire avec des reflets verts, tantôt blanche ou café-au-lait. Cette dernière couleur est habituellement celle du Dindon sauvage de l’Amérique, souche vénérable de notre excellent dindon domestique. La tête du Dindon est très originalement parée. On dirait qu’il porte à son cou tout un assortiment de corail, et sur son bec serpente une chenille bleuâtre et mobile d’un effet assez élégant. Ses caroncules écarlates sont celles d’un personnage qui n’a pas froid aux oreilles, et, de fait, le Dindon est aussi brave que familier. » [Fulbert-Dumonteil : 203s.]
L’arrivée du Dindon sauvage au Québec est bien récente. À une dizaine de kilomètres de chez moi, le 13 avril 2014, sur un chemin de terre gelé, j’en observe un premier, un mâle portant cravate, traversant la route et gagnant le champ plus au nord. L’année suivante, en mars, je trouve des marques de pas sur mon terrain. Finalement, l’hiver venu, ils sont de plus en plus présents.
Audacieux, à leur risque, espérant nourriture, ils se butent, au nord-est du continent, à une frontière climatique aux hivers neigeux, souvent froids et verglaçants. En règle générale, ce n’est vraiment pas l’état de New York ou le sud de l’Ontario. Ils se créent des sentiers sur le terrain et vont à la queue leu leu, passant comme des fantômes à travers les arbres.
Le Dindon sauvage est vraiment l’oiseau non domestiqué qui préfère la marche au vol. À noter qu’une étude publiée en 2014 dans la revue BMC Genomics, comparant les génomes aviaires suggère, que, sur le plan génétique, le dindon est plus proche de ses ancêtres les dinosaures que tout autre oiseau. « Ses chromosomes ont subi moins de changements que ceux des autres espèces d’oiseaux depuis l’époque des dinosaures à plume. À regarder ces animaux se dérober à travers les herbes dressées, c’est facile à croire » [Ackerman : 365].
Ackerman, Jennifer, Le génie des oiseaux, Vanves, Hachette Livre, Éditions Marabout, 2017.
Audubon, J.-J., Les Oiseaux d’Amérique, Paris, Payot, 1945.
Fulbert-Dumonteil, [Jean-Camille], Histoire naturelle en action. Animaux et plantes, Paris, P. Larousse et Cie, 1883.