« La sourate de l’herbe »
Un jour, l’écrivain français Roger Munier (1923-2010) reçoit la commande des Éditions Fayard d’approcher des auteurs, vivants ou défunts, pour créer une collection sur le thème L’Espace intérieur. Et voilà que l’écrivain Jacques Lacarrière (1925-2005) sera du groupe.
Et ce dernier propose Sourates, des textes, dit-il, « nés de l’écoute attentive, instinctive aussi — et souvent même émerveillée — de toutes les voix du monde environnants ». Voici la sourate de l’herbe.
L’herbe. Ce qu’il y a de plus banal en fait de plante, de plus répandu, voire de plus foisonnant. Le lieu du commun, de l’ordinaire, de l’insipide et de l’élémentaire. L’insignifiance faite verdure, l’anonymat fait chlorophylle. Presque invisible — ou au contraire exaspérante — à force d’être là. À force de pousser partout sans que jamais on la voit croître. Sans le moindre complexe. Bonne ou mauvaise, elle pousse. Indifférente au bien, indifférente au mal. Elle n’est sur terre que pour cela : s’étaler, s’insinuer, s’immiscer. Avec une obstination qui défie les siècles et les ères, car elle est sur la terre depuis des temps immémoriaux. D’étranges mammifères du genre Téléocéras, Gomphotérium, Métamynodon la paissaient bien avant que l’homme apparaisse sur terre. Elle fut pendant des millions d’années la nourriture des herbivores. Elle fut — elle est toujours — toute la rumination du monde.
Mais je n’envisage pas pour autant de proposer ici une philosophie herbacée de la vie. Bien que l’herbe ait beaucoup de choses à nous dire. Sans elle toute vie terrestre et animale eût été impossible. Elle est la cellule de base du grand parti des herbivores. Sans elle, pas de carnivores, pas d’évolution, ni d’histoire naturelle ni d’aventure humaine. Herbe et Histoire sont les deux et irrécusables témoins du cheminement hominien. Nulle transcendance en nous sans sa dérisoire ascension. Nulle permanence sans sa précarité. Et nulle méditation sans sa verte assomption. Herbivores, carnivores, ruminants, digérants, nomades, sédentaires, nous sommes tous des enfants de l’herbe.
Jacques Lacarrière, Sourates, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1982, p. 59s.