Il est bien rare qu’on parle de la mort
Comme si, en ce moment, nous n’arrivions pas à nous y faire, alors que la mort est un élément important de la vie.
Le quotidien français Le Monde (Paris), édition du 2-3 septembre 2018, a invité deux intellectuels, Régis Debray, auteur, et Edgar Morin, sociologue, à échanger sur la mort, le temps de deux pages. Courts extraits.
E. M. Le XXe siècle a cherché à effacer la mort. Aux États-Unis, puis ici, avant la mise en bière, on met le mort dans une chambre agréable, il est fardé, bien habillé pour une nouvelle vie. On essaie d’effacer ce que la mort signifie de décomposition et de destruction. L’occultation de la mort a progressivement diminué. On n’arrive pas encore à regarder la mort en face,. Mais on commence à vouloir la traiter. Alors que les religions donnent aux croyants cérémonies et promesses d’au-delà, nous autres, sans Dieu sauveur, éprouvons le manque de cérémonies et de rituels de communion. […]
R. D. Que Dieu vous entende, mon cher Edgar, et nos pompes funèbres. J’ai plutôt le sentiment d’un chacun-pour-soi et d’un bricolage au petit malheur. La rançon de l’hyper-individualisme, c’est l’absence de rite, et la solitude. Escamotage vite fait, bien fait du cadavre. Plus de marques de deuil, plus de veillée funèbre, plus de convoi funéraire, les corbillards sont partis au musée. Et, avec la crémation expresse, les traces s’envolent. À la suite du triomphe du protestantisme et à la fin de la croyance en la résurrection, on n’a même plus besoin de tibias et d’humérus, on brûle sans remords ! C’est limite si on ne nous dit pas : « Chargez-vous de vos propres défunts, mettez-les dans un pot sur votre cheminée et ne nous emmerdez plus ! » […]
E. M. On ne bazarde pas les morts en banlieue. C’est l’extension démographique de la métropole qui fait que le Père-Lachaise et Montmartre [deux grands cimetières parisiens] sont devenus insuffisants. Cela dit, il est vrai que nous sommes en manque de rite et de mythe.
R.D. Quand il n’y a plus de lieu, il n’y a plus de lien., Le lieu est fondamental pour fixer le souvenir. Ce qu’il, y a de fâcheux dans l’autocombustion, c’est le sans domicile fixe, la disparition du point de rencontre, où il est bon de se retrouver pour faire causette. Le cimetière, c’est le lieu de rendez-vous des amis, où on revoit tout le monde., où on renoue avec ceux qu’on a perdus de vue. Notre dernier lieu de réunion qui eut être assez gai. J’aime beaucoup. Ça réconforte. […]
E. M. De temps en temps, l’idée de « ma » mort m’envahit, me vide, me néantise : je sens épouvanté que c’est mon moi-je qui va sombrer dans le néant et en même temps va faire s’anéantir le monde en moi. J’aimerais mourir dans les bras de la femme aimée avec mes filles autour de moi. Je ne songe pas à mes funérailles, je suis actuellement un SDF posthume sans concession ni perpétuité. Quand j’y pense, j’aimerais qu’il y ait ma musique préférée. Je suis plus favorable à la sépulture qu’à la crémation. Par superstition, peut-être, mais aussi parce que je répugne à la fois à la froideur glaciale de la salle de crématorium et au feu dévorant de la crémation elle-même.
R. D. La mort ? Je ne pense qu’à ça, donc je me dépêche. Le lieu ? J’ai été recalé à l’examen d’entrée au cimetière Montparnasse [un autre grand cimetière parisien], pour défaut de notoriété. Ils ne prennent que des vedettes. Donc ce sera à la campagne. Comment ? Sans chichis, mais, après, grande fête, avec beaucoup d’amis, la famille au complet, et champagne pour tout le monde.
Régis Debray et Edgar Morin « On n’arrive pas à regarder la mort en face », Paris, Le Monde, édition du 2-3 septembre 2018, p., 16s. Propos recueillis par Nicolas Truong.
Bonsoir
Juste un mot pour vous signaler l`excellent documentaire ARTE sur Debray (avec entre autre Edgar Morin) disponible en deux parties sur YouTube.
Merci de nous entretenir de sujets variés a tous les jours.Il y a beaucoup de travail derriere tout cela.Sachez que nous l`apprécions.
Pierre Trudel
Québec
Merci beaucoup, Monsieur Trudel. L’info est lancée.