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Un enfant aux sucres rêvant d’être un héros de Fenimore Cooper !

Le premier sirop d’érable vient de faire son apparition et, pour peu que le soleil s’en mêle, ce sera d’ici peu de jours, dans toutes les érablières, un ruissellement continu d’eau de sucre, dans les « cassots » fixés aux « goudrelles » des arbres.

Qui de nous n’a pas déjà été aux « sucres », et quels gais moments tout cela nous rappelle à chaque printemps ! Il n’est pas un de ces beaux matins de mars, si pleins de promesses du renouveau, qui ne me donne souvenance de bien des départs, en joyeuse bande de collégiens, dans les bois avoisinants, où nous étions allés nous gorger de « trempettes » et de « toques ». Et les retours au collège, à la tombée du jour, moulus, fourbus, de la boue jusqu’à mi-jambe !

Mais tout cela nous était bien égal, car nos quinze ans nous mettaient quand même le cœur en fête. Et, d’ailleurs, nous revenions des « sucres », ce qui était tout dire.

Entre autres « parties de sucre », je me rappellerai toujours celle où on m’avait mené, tout enfant, un certain printemps, dans un village assez isolé — du moins dans ce temps-là — du comté de Missisquoi. Comme le « sucrerie » se trouvait à une bonne distance des habitations, nous avions décidé d’y passer la nuit, et je revois toujours les deux bœufs qui nous y avaient conduits, deux grands bœufs roux — comme dans la chanson de Dupont — courbant la tête sous l’aiguillon, de la neige jusqu’au fanon, et tirant la traîne à hue ! et à dia ! […]

Non, jamais je n’oublierai cette nuit-là. Dans les deux cabanes, les feux d’enfer qu’on y avait allumés évoquaient des visions de forges cyclopéennes, et le va et vient des hommes — les uns versant l’eau d’érable, les autres agitant la « mouvette » pour s’assurer de la consistance du réduit — jetait de tous côtés des ombres fantastiques et gigantesques.

Parfois, d’une cabane à l’autre, des interpellations se croisaient, et ces cris prenaient, dans ces grands bois pleins de ténèbres opaques des sonorités étranges et se répercutant à l’infini qui n’étaient pas sans me faire courir dans le dos comme une petite souleur.

Roulé dans une peau de carriole, dans un coin, je me disposai enfin au sommeil, tout près des deux bœufs ruminant leur pâture. Mais je fus donc lent à m’endormir. Songez donc, je faisais alors mes délices des exploits du Bas-de-Cuir de Fenimore Cooper, et je n’étais pas loin de croire, de par la vertu de cette nuit passée en plein bois, que je revivais réellement les aventures de mon héros.

Enfin, tout se brouilla devant mes yeux qui s’étaient obstinés à rester ouverts le plus longtemps possible, et je rêvai que j’étais devenu le chef d’une puissante tribu et qu’au soir d’une bataille remportée contre les Visages Pâles, je tournais avec tous mes guerriers, en agitant des scalps d’hommes blancs, autour d’un immense brasier montant jusqu’au zénith…

 

Le Canada (Montréal), 18 mars 1905.

La photographie de la cabane à sucre de Joseph-Hilaire Côté, à Saint-Fabien de Rimouski, fut prise par Armand Fafard en 1945. Elle est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Fonds ministère de la Culture et des Communications, Office du film du Québec, Documents iconographiques, cote : E6,S7,SS1,P25945.

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