Skip to content

«C’est à cette heure-là que j’ai pour la première fois senti vivre notre langue»

Jules FournierLe jeune Jules Fournier, décédé à 33 ans, au printemps 1918, de la grippe espagnole, devrait tellement être remis dans l’actualité. Il avait la fraîcheur, l’audace et la provocation de la jeunesse. Il faudrait bien que les jeunes et ceux qui se disent encore jeunes jettent un œil sur la vie de ce jeune homme, sur ce qu’il fut. Nous avons dans notre histoire de ces remarquables personnages souvent aujourd’hui oubliés.

En 1909, le bon juge Langelier, 71 ans, juge et partie dans cette affaire, en avait fait un héros en le condamnant à trois mois de prison pour outrage à la magistrature. Avant le procès, le juge avait bien tenté d’avoir l’appui de trois ou quatre de ses collègues dans cette histoire, occasion sans doute de servir une leçon à ce jeunot, mais aucun n’osa s’avancer, connaissant le vénérable personnage. L’affaire fit scandale et le jeune Fournier fut libéré après 17 jours.

Puis il écrira ses Souvenirs de prison, fera un premier voyage en Europe du 15 août au 17 septembre 1909, travaillera pendant trois mois au journal Le Devoir l’année suivante, et s’embarque pour la France de nouveau à titre d’envoyé spécial de La Patrie. Il assiste aux assemblées électorales de Maurice Barrès, et rencontre Anatole France, Frédéric Mistral, Jules Lemaître et le pamphlétaire Henri Rochefort. Et, régulièrement, depuis là-bas, il envoie des papiers au quotidien montréalais. Par exemple, le voici ici chez Mistral en Provence.

À son retour au Québec, il livre un bilan du type «Que retenez-vous, cher Monsieur, de votre voyage ?» Son papier paraît dans La Patrie du 13 juin 1910. Introduction.

Je viens de faire un merveilleux voyage. Non seulement j’ai vu Paris, «ses pavés et ses arbres», les boulevards éclatants de lumière, les claires avenues bordées de marronniers en fleurs, les musées, les monuments : il m’a encore été donné de contempler les antique et divines cités gallo-romaines : Arles, Nîmes, Orange, Avignon, Marseille… Et je sais maintenant ce que c’est que le soleil du Midi. — Eh bien ! je donnerais tout cela, sans hésiter, pour une heure de mon premier voyage en France.

Je me rappelle encore, comme si c’était aujourd’hui, ce samedi soir du mois d’août 1909 où je descendis pour la première fois à la gare du Nord, arrivant, par Boulogne, de l’Angleterre et du Canada.

Il était bien près de minuit, et il tombait une petite pluie fine et pénétrante; rien par conséquent qui disposât particulièrement à l’enthousiasme… Pourtant, dès en descendant du wagon, je posai mes malles par terre, et je restai là un gros quart d’heure à contempler, les larmes aux yeux, … devinez quoi !

Quelque édifice vénérable dont l’ombre s’apercevait dans le lointain ? Une église, un arc-de-triomphe, un monument ?

Non, rien de ces choses. Tout simplement, sur la locomotive et sur les wagons, des inscriptions EN FRANÇAIS.

— Enfin ! … m’écriais-je malgré moi, enfin !… Finis, le «Canadian Pacific Railway», le «Delaware and Hudson Railway», le «Grand Trunk» et le «Grand-Trunk-Pacific Railway» !… Finis, effacés, disparus !…

Les voitures, propriété de la compagnie de chemin de fer du Nord, portaient ce mot en petits caractères sobres : NORD; et je m’extasiais devant ce mot-là… — Chez nous, me disais-je, on aurait écrit sans doute : CANADIAN NORTHERN RAILWAY COMPANY; ou bien encore peut-être, en français : COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER DU NORD, tout au long, comme en anglais, tant le génie de la langue en notre pays s’est perdu.

Et je pleurais d’attendrissement devant ce mot si simple et si banal : NORD.

Je ne sais que trop combien cette émotion paraîtra ridicule à beaucoup. Mais ceux-là me comprendront qui, comme moi, aimant d’amour cette langue française, chez nous à peu près réduite au rôle de langue morte, rêveraient de la voir langue vivante — comme l’anglais par exemple.

C’est ce bonheur qui m’attendait à Paris… Comme tous mes compatriotes, je parlais, il est vrai, le français depuis l’enfance (du moins comme on le parle en ce pays); plus tard, pendant des années, j’avais appris dans les livres à l’aimer chaque jour davantage. Mais un peu toujours à la façon du grec ou du latin — c’est-à-dire à la façon toujours d’une langue morte…

Une fois sorti de mes auteurs, c’est à peine si j’en trouvais par-ci par-là quelque trace. Dans la rue, en tramway, en chemin de fer, partout, l’affiche anglaise, le mot anglais m’obsédaient. Jusque dans nos quelques rares affiches en «français», je retrouvais, sous une forme ou sous une autre, la domination d’un autre idiome, et j’avais, en pensant à notre langue à nous, l’impression très nette de son caractère exceptionnel, et pour ainsi dire de curiosité. […]

Je passai donc un quart d’heure, sur le quai de la gare du Nord, à me repaître la vue d’inscriptions en français. — Ainsi, me disais-je, c’est bien vrai : le français n’empêche pas les locomotives de fonctionner, ni les wagons d’avancer…. […]

Je le répète, pour cette seule heure de mon arrivée en France, je serais prêt à donner tout le reste de mes souvenirs. […]

 

La Patrie (Montréal), 13 juin 1910, p. 4

Les majuscules sont du jeune journaliste.

La gravure de Jules Fournier est paru dans La Patrie du 3 juin 1909.

P. S. Qui aura l’audace de faire parvenir ce billet à l’Office québécois de la langue française, histoire de leur apprendre qu’il est arrivé que quelques beaux jeunes dans notre histoire prennent la défense de notre langue ? Pourquoi ne pas imaginer une campagne, un discours neuf sur le français québécois en prenant exemple de ce Jules Fournier ? Qu’attend l’OQLF pour qu’on entende parler de lui ? Est-il satisfait de ronronner seulement ? Auquel cas, à quoi sert-il ? Combien nous coûte-t-il ?

2 commentaires Publier un commentaire
  1. Bergeron Gaston #

    Bonjour,
    Bravo à Jules Fournier. Merci de nous rappeler cette anecdote.
    Tous les jours ou presque, des membres de l’ASULF écrivent à des journalistes, à des publicitaires, à des municipalités, à des universités, à des entrepreneurs et à des commerçants pour les inviter à corriger leurs anglicismes et leurs impropriétés diverses dans leurs textes destinés au public.
    L’Asulf contacte aussi régulièrement l’Office québécois de la langue française pour lui rappeler d’agir auprès des grands organismes (syndicats, ministères…) qui peuvent être négligents en matière de respect de la langue officielle du Québec.
    Joignez-vous à eux!

    Association pour le soutien et l’usage de la langue française (ASULF)
    Boîte postale 10450
    Sainte-Foy (Québec) G1V 4N1
    CA
    Tél. : 418-644-4826
    Télécopie : 418-644-4826
    Courriel : asulf@globetrotter.net
    Site Web : http://www.asulf.ca

    28 septembre 2016
  2. Jean Provencher #

    Merci beaucoup ! La cause est importante.

    28 septembre 2016

Publier un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Vous pouvez utiliser des balises HTML de base dans votre commentaire.

S'abonner aux commentaires via RSS