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Un journaliste a le cœur au bonheur

voici le printempsLe bon soleil, père des choses et patron des chauffeurs, fait s’évanouir sous ses rayons les vestiges derniers de l’âpre hiver. Le calendrier nous dit que c’est dans deux jours le doux printemps, et voilà que prématurément la vie renaît dans la nature et dans les cœurs.

Le malheureux, qui a souffert du manque de combustible pendant la dure saison, se surprend à sourire et bénit le précurseur des jours meilleurs. Le monde commercial redouble d’activité et les ventes sont bonnes; les fourrures s’entassent dans les coffres et c’est l’étalage des vêtements plus légers, des fraîches toilettes, des raffinements d’élégance de la rue; encore quelques jours et le peuple ira s’ébattre aux heures dominicales sur les frondaisons neuves.

Chapeau bas, voici le printemps !

Le printemps à son aurore, c’est aussi l’ouverture de la navigation fluviale et transatlantique, l’ère du haut trafic, la poésie, le charme, l’inconnu des choses venant de loin, des lointains vus en rêve, autres peut-être qu’en la réalité mais non moins charmants pour cela. Ces impressions nous empoigneront avec l’arrivée des premiers navires. Parlons donc de leur arrivée prochaine.

S’il ne nous survient pas une vague froide que rien ne fait prévoir dans le monde des astronomes et des poètes, ces chercheurs d’étoiles, la glace du St-Laurent n’en a plus pour longtemps.

Le soleil d’aujourd’hui la fait se crevasser, s’effriter, se désagréger. Devant la Ville, elle est grise, telle de la cassonade salie et mouillée : il ne ferait pas bon de s’y aventurer, même sur les bordages qui adhèrent immédiatement aux quais.

La mare, très large, toujours plus large, s’étend à perte de vue par delà le pont Victoria et beaucoup plus bas que le Parc Sohmer. Des légions de petits glaçons jaunâtres descendent, en rangs parallèles, le fleuve entre deux eaux. Ils vont sans doute s’entasser sur la banquise plus bas, et la somme des petits coups qu’ils lui donnent fera, avec le soleil rôtisseur, partir cette dernière d’ici quelques jours.

Parfois, de gros icebergs, miroitant au soleil telles de blanches embarcations silencieuses, suivent en fantômes le fil de l’eau. Ce sont les avant-coureurs du champ de glace des lacs [les Grands Lacs en fait, en amont] qui ne tardera pas à passer devant Montréal, avec son spectacle d’amoncellements et son concert de sourdes détonations.

Du côté de la ville, les bordages sont presque tous rongés, mais ils sont plus larges à l’île Ste-Hélène et, par delà ce dernier endroit, le champ de glace semble intact. L’île Ste-Hélène est presque toute couverte de verdure et rien n’est plus joli que d’y voir quelques sentiers, encore blancs de neige, ceinturer cette émeraude de raies éblouissantes.

Nous n’aurons probablement pas d’inondation ce printemps, car le chemin que doivent suivre les glaces d’en haut est suffisamment large. […] Encore quelques journées comme aujourd’hui et notre saison de navigation sera définitivement ouverte.

 

La Patrie (Montréal), 19 mars 1903.

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