Au loin, un navire disparaît
Très rarement, il nous est donné de vivre complètement l’impuissance. Ce moment où un fait malheureux se déroule sans que, d’aucune manière, nous puissions intervenir.
Au cours d’une vie, ces faits se comptent sur le doigt d’une seule main… à moins que la guigne ne s’acharne sans relâche.
Voici que La Patrie du 5 mars 1903 fait sa une avec une de ces histoires. La nouvelle parvient de New York. Témoignage du capitaine.
«Voir s’enfoncer dans l’abîme un navire désemparé, se trouver dans l’impossibilité de lui porter secours, voilà bien le drame le plus poignant de l’océan que la parole humaine est impuissante à décrire, dit le capitaine J. Fendt, du steamer allemand «Pisa», de la ligne Sloman, arrivé hier de Hambourg, après une traversée très orageuse, à son quai à Brooklyn.
«À 3.30 hrs p. m., le 16 février, le «Pisa» était à 300 miles à l’ouest de la Manche, par 49,46 et 42.43. L’atmosphère était limpide, mais la mer affreuse. L’officier en second, Fey, qui était sur le pont, «cueillit» du bout de sa lunette un steamer qui s’enfonçait. Je fus prévenu et je commandai que le «Pisa» changeât sa direction, dans le but de porter secours au navire en détresse.
«Ce dernier — on pouvait le voir malgré les vagues — s’enfonçait rapidement.
«Nous filâmes le plus rapidement possible mais l’inconnu ne se maintint à flots que pendant 15 minutes.
«Sa coque était noire et ne portait aucune inscription. L’un des mâts semblait brisé. À l’aide de nos lunettes d’approche, nous ne pûmes découvrir aucune trace d’être vivant sur le pont qui émergeait encore de l’abîme. De traces de chaloupes de sauvetage, pas davantage.
«Je crus alors que le steamer avait été abandonné préalablement et que son équipage avait dû être englouti avec les frêles embarcations, incapables de résister à la mer en furie. Peut-être le navire avait-il été frappé quelques heures auparavant.
«La proue disparaissait sous les flots et le navire était incliné; on aurait dit qu’un monstre fantastique l’avalait. Ce steamer inconnu disparut trop vite, avant même que notre œil habitué put le décrire davantage.
«Nous redoublâmes de vitesse afin de recueillir quelque survivant, s’il s’en trouvait; mais nous ne pûmes rien recueillir, pas un cordage, pas une épave.
«Nos 300 passagers d’entrepont ne se doutèrent même pas de ce que nous avions vu et de la tentative de sauvetage que nous avions faite.
«Le steamer naufragé devait être un transport de fret. Il avait à peu près les dimensions du «Pise», soit 390 pieds de longueur et 4,450 tonnes de capacité
«Dès que le «Pisa» eut repris sa direction première, il nous fut difficile de réaliser si nous avions bien vu un navire s’engloutir ou si nous avions rêvé. C’est terrible de voir ainsi disparaître, sans pouvoir laisser de traces, ces choses qui furent pour ainsi dire animées, qui eurent leur histoire et qui transportèrent tant de fortunes et de vies humaines.»