Rien n’a moins évolué que le testament
Mais nous allons vers une révolution : tester par gramophone. C’est ce que croit le Français Philippe Maquet au début du 20e siècle.
Je connais une dame qui possède un graphophone. Pendant les six premiers mois, elle s’est délectée de l’audition de la marche Sambre-et-Meuse, des airs chantés par le célèbre baryton [Maurice] Renaud, des chansons de l’inimitable Polin […]
Mais on ne doit pas songer uniquement aux récréations de l’esprit et de l’oreille. La dame en question s’est rendue compte que le graphophone peut avoir dans la vie une mission plus haute. Elle s’est munie d’un appareil enregistreur et, dans un jour de méditation, elle a confié à l’instrument ses dernières volontés, parlées bien entendu, et non sur un air de musique; je vous ai dit que c’était sérieux.
Vous concevez sans peine qu’il est difficile, même avec la mauvaise foi la plus insigne, de révoquer en doute les intentions d’une personne qui les dicte elle-même, et qu’un testament de cette sorte ne saurait être attaqué devant les tribunaux dès qu’on aura fait une loi qui en consacrera la validité. On contrefait moins aisément une voix qu’une écriture, et l’authenticité de l’organe se démontrera par soi-même, comme par les témoignages des amis et du concierge.
Ce système est très supérieur au testament écrit. Un simple rouleau et c’est tout. Les notaires auront chez eux des casiers «ad hoc», et les familles assemblées autour de l’instrument solennel écouteront avec respect une voix qui, quoique un peu nasillarde, n’en sera pas moins celle de leur bonne tante. Si une observation se produisait, l’homme de loi donnera une seconde tournée du testament, et l’interrupteur se taira écrasé par une nouvelle affirmation de l’article qui l’aura déçu dans ses espoirs.
La dame en question ne s’est pas contentée d’indiquer aussi la répartition de sa fortune. Elle a ouvert son cœur à cet admirable confident, à cet interprète fidèle de sa pensée. Elle lui a communiqué ses idées sur l’art, sur la politique, sur la religion. Elle l’a chargé de conseiller ses héritiers après son décès, et a eu soin de prévoir, travail considérable, tous les cas difficiles qui pourraient se présenter pour les siens dans le cours d’un siècle.
Elle n’a pas été plus loin que l’an 2000, se disant que les conditions de l’existence seront, sans doute, très modifiées à cette époque. Elle laisse un rouleau pour l’éducation des enfants, un pour la nourriture des chiens, un pour l’hygiène, un pour les domestiques, un pour gagner à la roulette, un autre enfin qui indique la meilleure méthode de compter les grains de millet d’un litre d’or proposé aux calculs des lecteurs d’un journal. Et elle me disait hier encore qu’elle n’est pas au bord de ses rouleaux !
L’idée fera son chemin. Elle ne présente d’ailleurs qu’un inconvénient avec cette sorte de survie, un gendre n’aura jamais réellement perdu sa belle-mère !
PHILIPPE MAQUET.
La Patrie (Montréal), 19 janvier 1904.