«Le paradis des chats»
On pourrait aussi bien dire «Les chats de la comtesse», car le paradis des chats est situé chez la comtesse de la Torre, au No. 38 du square Pembroke, Kensington, Londres.
La comtesse de la Torre, descendante d’une grande famille espagnole, comme l’indique son nom, est la Providence de l’espèce féline. Il est rare qu’on ne rencontre pas, errant dans son jardin et dans les appartements de sa petite maison, deux ou trois douzaines de matous de toutes couleurs, de tout âge, de tout sexe.
La comtesse trouve qu’il est aussi beau et légitime de recueillir chez soi des chats malheureux que de donner asile à des malheureux Bulgares.
Hélas pourquoi sa philanthropie reste-t-elle incomprise de cette fraction de l’humanité qui habite les Nos 36 et 40 du square Pembroke ? Les voisins de gauche et de droite de la comtesse de la Torre sont impitoyables. Ils ne cessent de faire à la noble dame un crime de sa bienveillance envers «minou».
À entendre ces grincheux, les trente-six chats de la comtesse répandent dans tout le quartier une odeur insupportable et, de leurs miaulements collectifs, font nuit et jour un charivari épouvantable.
Bref, il ne se passe pas de jour sans que les voisins de la comtesse de la Torre ne portent plainte contre elle, si bien que les incessants et interminables procès qu’ils lui suscitent ont fini par devenir sous ce titre : «la question du chat», un des principaux sujets de préoccupation des cockneys [nom donné aux habitants des quartiers populaires de l’East End de Londres].
L’autre jour, la malheureuse bienfaitrice de l’espèce miaulante comparaissait pour la quinzième fois devant le tribunal de Kensington. Elle avait été condamnée il y a quelques mois à payer 7 livres sterling d’amende pour création d’une colonie féline en plein Londres. N’ayant pas payé la dite amende, elle a été dénoncée de nouveau par ses persécuteurs, et c’est ce qui explique qu’elle a repris sa place au banc des prévenus.
L’accusée s’est présentée tenant à la main une liasse de papiers, — tous documents relatifs à la question du chat. M. Hardtey, un des chefs du complot tramé contre elle, constate que, malgré ses nombreuses condamnations, Mme l’homonyme du maréchal Sirano nourrit encore, à l’heure qu’il est, 21 matous chez elle.
Sa demeure recèle également un certain nombre de chiens, mais ceux-là on les lui passe, à la rigueur, car il n’y en a pas plus que 7 ou 8. — C’est faux ! interrompit la comtesse indignée. Je n’ai en ce moment que 8 chats, 1 chien et 3 caniches, une misère ! …
On appelle un témoin : M. Richard Seyer, propriétaire de la maison contiguë au jardin zoologique de Mme de la Torre. C’est déplorable !… fait le témoin. Tous les locataires me donnent congé, à cause du voisinage de la comtesse, ou plutôt, — pardon ! — de ses chats. La valeur de mon immeuble est complètement dépréciée. — Hélas ! réplique la prévenue, avec des larmes dans les yeux, puis-je empêcher les chats de rôder dans mon jardin, et, une fois qu’elles y sont toutes, pauvres bêtes, puis-je faire autrement que de les nourrir ?
Le juge, sévèrement. — Vous le pouvez, vous le devez, madame. Et la preuve, c’est que je vous condamne à payer, en sus des 7 premières livres d’amende, une nouvelle amende de 10 shillings.
La comtesse s’éloigne, navrée, mais moins que jamais décidée à chasser ses pensionnaires. Il y aura encore longtemps bon feu, bon gîte, et le reste pour les chats et chattes, au No. 38, Pembroke Square, Kensington, Londres. Que les chats se le disent, ou plutôt qu’ils se le miaulent. !
Le Sorelois, 3 mars 1885.