Nous cherchons
Nous sommes quelques-uns dans la région de Québec à réfléchir sur la Nature et l’humain dans ce monde que nous habitons aujourd’hui. Nous cherchons. Et souhaitons faire connaître nos pistes de recherche.
Mon ami Simon Hains, philosophe, est à lire en ce moment l’ouvrage de l’universitaire américain Stephen Greenblatt, Quattrocento (Paris, Flammarion, 2013), Prix Pulitzer de l’essai en 2012. Le livre porte sur la redécouverte, après mille ans, du livre De Rerum natura, du poète philosophe latin Lucrèce, qui vécut au 1er siècle av. J.-C.
Disciple d’Épicure, l’auteur publia ce seul livre, De la Nature des choses. Il est alors connu des intellectuels de son époque, mais non de la population en général. Le poète Ovide qualifie l’homme de sublime, Cicéron l’édita. Des siècles plus tard, Michel de Montaigne aura beaucoup de considération pour le personnage. Molière le cite, Jean de La Fontaine également.
Selon Lucrèce, le surnaturel n’existe pas. Nous sommes aujourd’hui les composés d’une longue évolution et il ne faut pas croire, selon le poète latin, à un plan divin quelconque. La nature est libre, sans maître, sans dieux, sans contraintes et nous sommes libres, nous aussi. Et, selon lui, d’autres mondes existent hors du nôtre.
Simon nous propose ces extraits du livre de Greenblatt.
«L’Univers, selon Lucrèce, se compose d’innombrables atomes qui se déplacent au hasard dans l’espace, pareils à des pellicules de poussière dans un rayon de soleil ; ces atomes s’entrechoquent, s’accrochent les uns aux autres pour former des structures complexes, puis se séparent en un processus sans fin de création et de destruction. Il n’y a pas moyen d’y échapper. Lorsque nous contemplons le ciel nocturne et que, profondément émus, nous nous émerveillons devant l’infinité des étoiles, nous ne voyons pas l’ouvrage des dieux ni une sphère cristalline indépendante de notre monde transitoire. Nous voyons ce même monde matériel dont nous faisons partie et dont les éléments nous constituent. Il n’existe pas de plan ni d’architecte divins. Pas de dessein intelligent. Toute chose, dont l’espèce à laquelle nous appartenons, évolue au fil du temps. Cette évolution est aléatoire, même si, dans le cas des organismes vivants, un principe de sélection est à l’œuvre. C’est-à-dire que des espèces aptes à survivre et à se reproduire avec succès se perpétuent, du moins pour une certaine période; celles qui ne sont pas aussi bien adaptées ne tardent pas à disparaître. Rien — ni notre propre espèce, ni la planète sur laquelle nous vivons, ni le Soleil qui nous éclaire — ne dure éternellement. Seuls les atomes sont immortels.
«Dans un univers ainsi constitué, affirmait Lucrèce, il n’y a pas de raison de croire que la Terre ou ses habitants occupent une place centrale, pas de raison de séparer les humains des autres animaux, pas d’espoir de suborner ni d’apaiser les dieux, pas de place pour le fanatisme religieux, pas de besoin d’abnégation, rien qui justifie des rêves de pouvoir absolu ou de sécurité parfaite, ou qui légitime les guerres de conquête ou la glorification de soi, aucune possibilité de triompher de la nature, aucun moyen d’échapper au mécanisme constant de construction, de destruction et de reconstruction des formes. Non seulement Lucrèce s’élevait contre les imposteurs qui promettaient une sécurité illusoire ou exploitaient d’irrationnelles peurs de la mort, mais il offrait un sentiment de libération et la possibilité de regarder en face ce qui, auparavant, semblait si menaçant. Les êtres humains, écrivait-il, peuvent et doivent vaincre leurs peurs, accepter le fait qu’eux-mêmes et tout ce qui les entoure sont transitoires, profiter de la beauté et des plaisirs du monde. » (p.14s.)
Selon ce que je sais jusqu’à maintenant, dit Simon, Quattrocento de Stephen Greenblatt est un ouvrage qui retrace l’histoire du livre De rerum natura de Lucrèce, sa disparition pendant plus de 1000 ans et sa redécouverte en 1400.
Ce serait grâce à ce que les contemporains de Lucrèce ont dit de lui, affirme Simon, si son texte fut conservé et non franchement détruit. Mais pourquoi De la Nature des choses est-il disparu pendant autant de temps ?
Cette citation propose une réflexion sur les fondements de ce qui constitue notre conception du monde et de la nature. Plusieurs conceptions du monde sont à l’opposé de celle d’Épicure, Lucrèce et des matérialistes en général. Je trouve frappant, par exemple, de voir comment elle s’oppose à la vision de plusieurs philosophes allemands du XIX siècle dont Arthur Schopenhauer (pour lui, entre autres, il y a un dessein intelligent dans la nature, et les formes des choses sont immortelles plutôt qu’être en constante évolution). Certaines conceptions du monde sont inspirées par de strictes observations de la nature, alors que d’autres ont pour sources premières un désir que le monde soit conforme à ce qu’ils s’attendent de lui.
Essayer de comprendre ce monde par l’observation de la nature va nécessairement nous mener à tomber dans des questions aussi vastes que : existe-t-il un plan d’architecte divin pour la création de toute chose ? Est-ce que les choses, les espèces, évoluent ou pas ? Y a-t-il des choses, des formes, qui durent éternellement ? Est-ce qu’une espèce est plus importante ou plus parfaite qu’une autre ? Certaines interprétations précises d’un phénomène de la nature peuvent nous aider à concevoir un élément de ce qui constitue une conception du monde plus générale, mais lorsque l’on met cet élément avec les autres que nous avons, est-ce que cela fait encore sens?
Merci, cher Simon.
L’illustration du buste de Lucrèce provient du site du musicologue-conférencier Jean-Marc Onkelinx — En avant la musique !
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