Gare aux aventures de villégiature !
Il arrive qu’en voyage, étrangement, nous ne soyons plus la même personne.
Les gens sérieux et pondérés commettent parfois des illogismes déconcertants.
Parmi les plus sévères dans le choix de leurs relations mondaines, il en est beaucoup dont l’intransigeance abdique en villégiature.
Dans le courant de l’année, ils étudient avec un soin méticuleux toutes les personnes qui tentent de forcer leur intimité, ils veulent connaître leurs antécédents, leur famille, leur opinion politique; et c’est avec une série de conditions restrictives qu’ils acceptent une nouvelle présentation.
Puis, dès qu’ils ont gagné les champs ou foulé le sable de la mer, les voilà transformés ! Pour avoir le droit de leur parler, pour échanger avec eux des vues morales ou politiques, pour se mêler à leurs parties de plaisir, il suffit d’avoir pris le même billet qu’eux, d’avoir choisi la même station balnéaire, le même hôtel.
On est en août, ils vous confèrent donc étourdiment tous ces privilèges, par la seule raison que vous passez leurs vacances [sic] où ils passent les leurs; n’est-ce pas une inconséquence si énorme qu’elle paraît invraisemblable ?
À vrai dire, les circonstances favorisent et facilitent les liaisons rapides. Chacun est désœuvré; on est venu là pour se reposer; et cette idée seule qu’on n’a rien à faire donne aux journées de loisir des dimensions démesurées; un homme absorbé par son dur labeur, une mère de famille surchargée par ses multiples devoirs se trouvent-ils tout d’un coup privés d’occupations ? cette inactivité subite les désarçonne par le contraste; ils regardent aux alentours et constatent la présence d’oisifs accidentels et comme eux prêts à saisir une occasion de remplir le calme de leur repos.
La tentation est toute proche. On a vu plusieurs jours de suite les mêmes touristes, ce sont déjà des «figures de connaissance»; un rien vous rapproche incidemment et la conversation s’entame.
Les premières phrases échangées sont empreintes d’une douce banalité; de part et d’autre, on se tient sur une réserve aimable, pour éviter tout impair; on s’attaque à la température, aux saisons, aux récoltes; puis on se confie de bonnes recettes contre les piqûres d’insectes, les rhumatismes, les insomnies; ensuite, on parle du pays, des excursions à faire, des modes de locomotion pratiques et peu coûteux.
Le lendemain, on se rencontre de nouveau, on se salue, on s’aborde, on rappelle la conversation de la veille, on la complète de quelques «tuyaux» inédits, c’est un pas en avant.
Il ne reste plus qu’à se réunir pour deviser sur la plage, à s’offrir des consommations, à projeter des pique-nique… Le pacte est conclu, c’est une amitié de villégiature; désormais, on multipliera les rapprochements, on se livrera peu à peu, on acceptera les uns des autres ces soins aimables, qui entretiennent une cordiale émulation.
Dans le choix de ces relations, on n’a consulté ni la sagesse, ni la prudence; peut-on prendre pour de sérieuses garanties la sympathie réciproque et la parité des manières ? non; et un commerce ultérieur fait souvent regretter ces intrusions étourdies et étourdiment acceptées.
Et, cependant, telle est la force de l’entraînement qu’un père de famille laissera ses enfants partir en promenade avec des inconnus d’hier; il leur permettra de gravir des rochers avec ces indifférents qui ne sauraient pas les secourir avec dévouement en cas de péril. Il laissera ses filles s’entretenir avec des jeunes gens dont il ne connaît pas la moralité !
Lorsqu’on redoute la monotonie d’une villégiature calme, il faut s’entendre, pour la distraire et l’égayer, avec des amis maintes fois éprouvés.
L’Album universel, 5 septembre 1903.