Propos d’un vieux loup de mer
Au début du 20e siècle, le journaliste Joseph-Auguste Galibois entreprend de parcourir en voiture l’ensemble des 28 paroisses échelonnées de Gaspé à New Richmond. La Gaspésie est une terre aux mille histoires, aux mille légendes.
Pour l’accompagner, le journaliste recourt aux services du «capitaine Ben» qu’il présente ainsi : «Vieux loup de mer en rupture de ban, colosse aux épaules de fer, dans son jeune temps grand casseur de mâchoires selon lui, mais qui à mes yeux possédait encore une bien plus précieuse faculté : celle de connaître la plupart des légendes de la côte et de les traduire avec leur couleur locale».
À l’été 1905, l’hebdomadaire L’Album universel publie le récit de leur voyage. Ici, le 15 juillet, les voici sur la portion de la route qui va de Grand-Pabos à Port-Daniel, livrée aux forts vents venant de l’Atlantique. Dans ce pays peuplé de légendes, le vieux Ben n’est pas brave.
Nous passons rapidement sur une route toujours basse, écrit Galibois, toujours égale; à peine si une petite côte en secoue de temps en temps la monotonie désespérante sous cette brise opiniâtre qui du large cingle comme un vent d’automne. Ben, de cette brise, reçoit les premiers coups cependant, et me garantit aussi du revolin de la mer, en échange du tabac fumant que de sa pipe la bourrasque m’apporte aux yeux.
Soudain nous voici aux Ilets de Newport. Je jette un coup d’œil attendri sur le plus petits de ces îlots : c’est un enfant puni sans doute, et mis au supplice sur la vague écumante, car il tourne vers la rive, sa mère, un dos courbé et rancunier. La tempête s’accroit de plus en plus. La mer remuée dans ses plus noires profondeurs se brise avec fracas sur le rempart de roc de la Pointe à Maquereau. L’un près de l’autre, Ben et moi, il faut élever la voix pour s’entendre : lui ne comprend plus rien. On ne distingue plus aucun point de la haute mer.
Les oiseaux effrayés, viennent à tire-d’aile au fond de la baie se mettre à l’abri : la jolie cane-de-roche, la sarcelle multicolore, le ridicule bec-scie fuient ainsi à chaque apaisement subit et bref de la tempête vers la plage protectrice. Seul, oui, seul dans ce désordre des vents, le curieux petit pétrel pélagien, l’ami des matelots, exulte et de volupté bondit sur la crête des vagues en fureur; tantôt en zigzag comme une hirondelle, tantôt en droite ligne comme une mouette, il tire ses «bordées» petites ou grandes et s’élance avec vélocité vers l’océan, avertir du danger de la nuit les marins attardés dans le golfe. La tempête devient effroyable, mais nous quittons bientôt ce littoral baigné d’écume et couvert de varech, pour entrer dans la forêt.
Sous bois, l’ouragan nous poursuit avec une violence extrême. […] L’on touchait à la brunante et nous devions avant d’atteindre Port Daniel faire un trajet de trois heures par cette route accidentée, toujours rocheuse au versant des mornes, parfois embourbantes, pleines d’arrachis et de troncs d’arbres, négligés ou éparpillés par le vent, au milieu de ces savanes incultes et sauvages.
À chaque instant nous sursautions violemment sur un amas de graviers descendus des collines, sur les tronçons d’un vieux cyprès tombé. […] Au passage de l’Anse à Gascon, Ben, sombre comme Davout au retour de Smolenks, fourra comme lui, dans son gilet de laine, la moitié de sa grosse tête. Il avait de nouveau perdu son exubérance et je ne pouvais lui arracher que des monosyllabes. Mon Dieu ! pensai-je, bientôt le Cap au Diable… si les hurlements des loups, la plainte funèbre du chat huant allait faire venir le «noir» ! Peut-être enfin… s’il advenait… qu’un chien égaré aboyât près de nous, pour sûr, nous verrions la vieille en coton blanc !
— Vous tremblez, Ben, lui dis-je.
— Oui, mais c’est de froid, me répliqua-t-il en devinant ma pensée et en s’appropriant sans s’en douter une réponse bien célèbre.
— Ben, auriez-vous peur de passer la nuit sur la pointe là-bas, comme le matelot de Gaspé qui, couché sur le trente-neuvième et dernier grabat du poste, vit le diable de ses griffes mettre en charpie les trente-huit autres ?
Non, il n’aurait pas peur, non certes. Non, il n’avait jamais eu peur; mais secoué convulsivement, à chaque effort de la tempête, à chaque bourrasque fouettant la forêt et lui faisant rendre sa douleur en sanglots, le pauvre bonhomme se renfrognait dans le coin de sa voiture et, lui si brave à Percé, semblait inquiet ici, éprouvait un vague pressentiment d’une apparition funeste à ses jours… quand, enfin, après une brusque succession de côtes et de ravins, nous atteignîmes la limite du «portage» sans avoir, je crois, couru d’autres dangers réels que ceux de se rompre le cou dans ces fondrières.
L’image du vaisseau-fantôme est extraite de l’ouvrage La Gaspésie, Histoire, légendes, ressources, beautés, Québec, ministère de la Voirie, 1930, p. 194.
Avez-vous lu son chapitre sur Paspébiac ?
Malheureusement, ce n’est pas venu à ma connaissance.
En 1928, il a publié un livre sur ce voyage: La Gaspésie pittoresque et légendaire ou Les terreurs du capitaine Asselin. Aujourd’hui, ses propos sur le métissage et son obsession du vocable « race » seraient considérés inacceptables. Mais, tout de même, les écrits restent… Et le mépris – l’arrogance, la condescendance et j’en passe – que dégage en profondeur ce chapitre demeure à mon humble avis absolument aberrant. Un exemple parfait que la belle écriture peut »bellement » servir à dénigrer ! Franchement, quand je lis ce texte, je n’en reviens tellement pas, que je me demande à tout coup si je suis dans le champ. Le suis-je ?
Pour tant fréquenter la presse québécoise d’il y a cent ans, je Vous dirais, chère Lucie, qu’il ne faut se surprendre de rien au sujet du vocabulaire utilisé. Lorsqu’on parle de Noirs, par exemple, je n’ai pas trouvé à ce jour le mot «Noir», on dit toujours toujours «Nègre». On ne parle jamais non plus d’Amérindiens. Très exceptionnellement, on va utiliser «Indiens», mais on recourt à peu près toujours au mot «Sauvages». Et, à tout bout de champ, on a le mot «race» dans la bouche. C’est certain qu’on sursaute toujours à chaque fois. Mais, malheureusement (ou heureusement), il faut faire l’effort de comprendre qu’on se retrouve dans le vocabulaire de ce temps-là.
Oui, je suis d’accord. Ce sont les formules de l’époque, les formes du langage. Je sais. Quand les écrits restent, les pensées ne s’envolent pas avec les paroles. Heureusement. Car cela peut permettre de constater que souvent elles se perpétuent. En tout cas, un de ces jours, je finirai par trouver La forme d’écrire sur ce chapitre le fond de ma réflexion. Bien à vous.