La réponse de l’éditeur du journal
Après la sortie bien méchante du journaliste et historien trifluvien Benjamin Sulte contre le poète Octave Crémazie, l’éditeur de L’Album universel lui répond tout de suite. Son texte paraît le même jour, le 19 avril 1902, et dans la même page que celui de Sulte. Il s’intitule «La conclusion de cette affaire».
Cette attaque de Benjamin Sulte contre Crémazie est non seulement le gros événement de la semaine, mais le plus extraordinaire qu’on ait jamais vu dans les annales du journalisme et de la littérature au Canada.
Tous les animaux sont dans l’homme, a dit Michelet. Il était réservé à Sulte d’illustrer la vérité de cette parole en se révélant un chacal de la pire espèce.
Déterrer un cadavre [Crémazie est mort en France en 1879 et est enterré au cimetière d’Ingouville] pour le manger est à la fois la honte et l’excuse de ce noctambule. Le Sulte, lui, a cru devoir déterrer Crémazie pour le seul plaisir de le souiller. C’est plus que chacal n’a jamais fait.
Si encore ce violateur de sépulture avait pu compter y trouver à boire ! Mais avec ses connaissances au moins superficielles en physiologie, Sulte devait bien savoir que la putréfaction du corps humain ne prend la forme liquide que pour un temps limité. Or voilà plus de vingt ans que Crémazie est mort. Physiquement ce n’est plus qu’un squelette.
Mais puisque ce squelette est maintenant mis au jour, puisque ce squelette git outragé sur une terre étrangère, puisque ce squelette est le seul héritage matériel qu’ait pu laisser Crémazie aux fervents de poésie française dont il fut le père au Canada, le seul héritage matériel qu’ait pu laisser Crémazie aux zélateurs de l’idée française en Amérique dont il fut le Mahomet, nous l’irons chercher là-bas sans plus de honte que les Anglais n’en ont pour Byron, sans plus d’indifférence que les Arabes n’en ont pour Mohammed.
Et nous lui ferons ici de belles funérailles auxquelles nous convierons et le drapeau fleurdelisé et le drapeau tricolore, ces deux symboles frères d’un sentiment patriotique.
Ce sera pour nous la réparation d’un oubli qui a trop longtemps duré à l’égard d’un homme dont les torts civils s’effacent devant l’expiation morale d’une carrière brisée, devant la réparation financière d’un travail de trente ans affecté tout entier à ses créanciers, devant le pardon de l’histoire sanctionnant celui du prêtre.
Nous laissons volontiers à nos grands confères de la presse quotidienne l’honneur de prendre l’initiative pratique du mouvement que L’Album universel préconise aujourd’hui. Mais nous les prévenons de notre détermination de rivaliser avec eux, pour faire du retour des restes mortels de Crémazie au Canada, l’une des plus grandes manifestations nationales qu’on aura jamais vues en notre pays.
D’ores et déjà notre cri de ralliement avec tous ceux qu’a indignés l’article de Sulte est « Vive Crémazie ! Vive la France ! »
La dépouille de Crémazie ne sera jamais ramenée au Québec. L’auteur Réjean Robidoux dans sa biographie du personnage pour le Dictionnaire biographique du Canada, écrit qu’enterrés en France au cimetière d’Ingouville, en Seine-Maritime, ses restes se sont perdus.
Le portrait de Crémazie, ci-haut, est paru dans L’Opinion publique du 10 avril 1873. On le trouve à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, au descripteur «Crémazie, Octave, 1827-1879».