Une grande anthologie sur la débâcle
Un jour, quelqu’un, par temps perdu ou autrement, se mettra à une grande anthologie sur la débâcle au Québec. Pourquoi pas regrouper enfin tous les textes sur le sujet ? Un pays se connaît aussi par le comportement de son fleuve et de ses rivières. Et quel événement printanier important ! Le Fiat de l’hiver, l’abandon. Le moment précis où cette saison longue doit céder, casser, plier les genoux. L’enfant vient maintenant.
Il y a longtemps, on se rendait même en foule sur les rives du fleuve pour en être témoin. Il s’est vu des endroits où on accompagnait l’événement d’applaudissements. Geste significatif s’il en est. Fin de la saison de glace et annonce de bien beaux jours prochains. Je me demande même s’il n’y avait pas soupers de joie dans les maisons ce soir-là.
Pour cette anthologie, voici le témoignage de celle ou celui qui signe B.-H. Séguin, depuis Montréal, en 1897. Le Monde illustré du 2 avril 1898 nous l’offre sous le titre Débâcle. Réminiscence qui bientôt ne le sera plus.
Des bruits sourds et continus faisaient pressentir le travail de la nature, des craquements sinistres annonçaient le départ prochain de la glace, et des petites mares d’eau, que l’on voyait éparses ça et là sur la couche durcie qui couvrait le fleuve, donnaient un avant-goût des plaisirs de l’été. Ce n’était pas encore le renouveau tant chanté par les poètes, mais c’était un temps mitoyen, si je puis m’exprimer ainsi, c’était une transition entre l’hiver et le printemps.
La terre — dans les campagnes, du moins — conservait son blanc manteau, mais, de jour en jour, l’on sentait croître la chaleur du soleil, de jour en jour, cet astre devenait plus brillant et plus beau; ce n’était pas encore la vie, mais déjà ce n’était plus la mort.
* * *
Depuis quelques jours, on ne parlait que de la glace. « Va-t-elle partir aujourd’hui ? Partira-t-elle cette nuit ? Causera-t-elle une inondation ? » Et tant d’autres questions que tous connaissent pour les avoir posées, ou pour y avoir répondu — tant bien que mal très souvent.
Mais le fleuve, comme pour se jouer des curieux, semblait retarder à plaisir le moment où, rejetant toute entrave, il se montrerait libre et grand comme nous le connaissons, comme nous l’aimons.
Ce jour-là, les bruits avaient été plus forts, les craquements plus sinistres, les masses d’eau avaient grandi encore plus vite que les jours précédents, de larges fissures s’ouvraient à chaque instant dans la glace, minée constamment par l’eau qu’elle emprisonnait.
Entre les deux rives, il avait fallu interrompre toute communication.
Les maisons bordant le rivage étaient bondées de curieux; les fenêtres semblaient avoir changé d’office et ne pouvoir servir que comme postes d’observation.
Enfin, à la brunante, un bruit comme une pièce d’artillerie donna le signal.
Aussitôt, toute la plaine de glace se mit en mouvement, et en quelques minutes le fleuve changea vingt fois d’aspect.
Ici s’élevait une montagne de glace; au même instant une autre, qui n’avait que quelques moments d’existence s’effondrait et rentrait dans les eaux du fleuve; là, un glaçon se séparait d’un autre plus grand et s’en allait à la dérive.
Parfois, il en rencontrait un autre, suivant aussi le courant.
Les deux débris de glace s’étaient heurtés, et, au milieu d’une trombe d’eau causée par leur choc, ils s’étaient de nouveau réduits en mille glaçons, paillettes par leur grosseur, et qui reflétaient, non pas les derniers feux du jour, mais le clair sombre qui flottait partout dans la nature.
Enfin, les bruits se turent, les chocs cessèrent, les vagues ne grondèrent plus, la dérive finit, et notre beau Saint-Laurent roula paisiblement ses eaux tantôt bleues, tantôt vertes, comme il le devait faire tout l’été.
La débâcle était finie.
Image extraite du journal L’Opinion publique, 11 mai 1876. On la trouvera à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, sous le descripteur «Glaces sur les rivières, les lacs, etc.».