Les temps changent (seconde partie)
Dans l’article d’hier sur les temps qui changent, Benjamin Sulte se montrait fort heureux d’être de ce monde à la fin du 19e siècle et de vivre «baignant» dans des progrès récents. Voici la suite de cet écrit paru dans Le Monde illustré du 23 janvier 1892.
Quinze sous de port une lettre ordinaire entre Québec et Montréal. Des faiseurs de calculs demandaient que le taux fut réduit à six sous. Horreur ! Nous l’avons amené à un sou, pour la plus grande gloire de ceux qui écrivent : « À mon fils, commis en ville. » Il y a même un bureau qui s’occupe de retrouver l’adresse oubliée des destinataires. Le fils en question ne tarde pas à recevoir des nouvelles de sa famille. […]
* * * *
Les rues étaient sales, non égouttées, puantes, sans trottoirs, sans nivellement. Cela nous semblait tout à fait convenable. À présent, elles sont dix fois mieux, mais nous les voulons dix fois meilleures, et nous n’avons pas tort. Faites nous des allées de plaisance, nous payerons double contribution. Rendez la vie en plein air agréable, les gens en santé vous le demandent. Ceux qui n’ont pas de santé n’ont rien à demander, mais ils sont avec nous et désirent que l’on fasse des villes habitables, et ils séjourneront en ce monde plus longtemps; autrement, ils le quitteront plus vite !
Les arbres, c’était bon pour les forêts, pas d’ombrage dans les villes ! Petit à petit, on a planté le long des trottoirs de jolis alignements de verdure qui forment un parasol continuel, durant la saison des chaleurs. Nous demandons que toutes nos villes se remplissent de branches feuillues, hautes, verdoyantes, pour le plaisir des yeux et pour abriter nos têtes échauffées par le soleil de la canicule. Allez-vous nous accorder cela ? Peut-être que non. Craignez, pourtant, d’être appelés rétrogrades, c’est un mot terrible qui vous prive du suffrage populaire. Méditez sur la question des arbres d’ornement.
À toute heure, tout moment de la journée, il fallait partir en ville pour voir l’épicier, le boucher, le marchand de batiste, le vitrier, que sais-je ? Aujourd’hui, on se parle par téléphone. Il n’y a pas d’affaire si pressée qu’elle soit, qui ne se règle par le fil téléphonique. Les amoureux même ont adopté cette broche pour parer aux circonstances imprévues.
* * * *
« Un chemin de fer partira un jour de Québec et ira rejoindre le Haut Canada.» Voyez-vous comme ce projet était impossible ! Il l’était tellement que j’ai entendu un orateur s’écrier : «Pas un enfant, parmi ceux qui sont au berceau, ne vivra assez longtemps pour voir ce merveilleux ruban de fer et les locomotives qu’il portera.» Quinze ans plus tard, cet entêté montait en chemin de fer — première classe — pour aller voir sa tante à l’ancien bout du monde : à Montréal.
Les journaux annonçaient que l’on avait imaginé une machine à écrire et qu’elle allait être mise dans le commerce. Un long éclat de joviale humeur répondit à «cette bonne farce». C’était des gens qui croyaient savoir l’orthographe.
Il y avait des hommes qui ouvraient des trous dans les rues et y plantaient de longs poteaux sur lesquels ils assujettissaient des fils de fer, et nous nous demandions ce que cela voulait dire. On nous répondit : «C’est le télégraphe.» Aucun de nous ne sachant le grec, nous restâmes dans notre ignorance. Télé veut dire : de loin; graphein signifie écrire : donc, écrire de loin. Il était évident que l’on se moquait du pauvre monde. Lorsque les dépêches commencèrent à circuler, plusieurs citoyens y virent distinctement la griffe du diable. Le fait est que Satanas a toujours passé pour un individu extraordinaire. Sa réputation est surfaite néanmoins. L’homme l’a battu en trouvant l’électricité.
Un yankee, appelé Cyrus Field, voulait réunir l’Europe et l’Amérique par un courant télégraphique; on se moqua de son projet. Il mit sa fortune au jeu et réussit; alors tout le monde déclara que ce n’était que l’application du sens commun, et même que la chose n’était pas surprenante : la preuve, c’est que les narquois de la veille devinrent les actionnaires du lendemain. Ils «approuvaient» l’idée de Cyrus Field. Bonnes gens !
Suite et fin : demain.
Trackbacks & Pingbacks