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Les temps changent (troisième partie )

Nous baignons dans le bonheur depuis trois jours avec Benjamin Sulte. L’homme est si heureux de vivre en son temps, en 1892, plutôt que 50 ans auparavant. Il jubile. Pour compléter le dossier, vous trouverez la première partie de son écrit avant-hier, et la seconde hier. Voici maintenant la suite et fin. Toujours dans Le Monde illustré du 23 janvier 1892.

Les oranges, les poires, les raisins de table et tant de bons fruits, qui croissent et mûrissent loin de nous, ne pouvaient nous parvenir sans coûter des prix en l’air. Lucullus dînait sans bananes sur les bords du Saint-Laurent. Nous avons changé tout cela; les produits des antipodes sont à nos portes, à bon marché, et je doute que le paradis terrestre ait été aussi bien approvisionné que nous le sommes en ce moment. Nous le serons bien davantage les années prochaines. En même temps, la pomme fameuse de Montréal est à la place d’honneur sur la carte des bons restaurants de Paris.

Celui qui prononçait un discours était obligé de l’écrire, pour faire le bonheur de ceux qui ne l’avaient pas entendu. Nous parlons, les sténographes prennent nos phrases au vol, les impriment, les répandent, de sorte que nous n’avons plus qu’à parler, — seulement, malheur à celui qui parle mal ! il n’a pas le temps de se corriger.

Le travail de l’imprimerie était atroce, lent, accablant, irrégulier, sans plaisir. Maintenant, c’est un jeu; une presse que vous regardez tourner vous donne vingt mille tirages à l’heure. Autrefois, c’était cent, ou même moins, et l’on mourait à la peine. Le Monde illustré eut coûté vingt piastres d’abonnement à l’époque de ma tendre jeunesse.

Des gravures mal faites, barbouillées de couleurs impossibles, nous étaient offertes à raison d’une piastre chacune. Nous trouvions cela superbe. Des procédés nouveaux se sont produits et l’on nous vend des chefs-d’œuvre à trente sous, mais nous demandons de les payer trois fois moins. Cela viendra.

* * * *

Dans l’ordre des choses artistiques, quel changement ! Nous avions des dessins chinois, des colorations insensées, des formes qui ne disaient rien. Voilà qu’on nous offre de beaux modèles, d’après les œuvres des maîtres, des imitations présentables, des copies de choix. Les étoffes, les meubles, les bijoux s’adressent à l’esprit et au sentiment. Il y a un réveil de pensées dans nos industries de toute nature. Nous voyons plus de belles choses en un jour que durant une année autrefois.

J’ai vu, j’ai vu, j’ai vu telle époque où il n’y avait rien à voir. À présent, c’est comme au théâtre :

Je vois le soleil et la lune
Qui tiennent des discours en l’air.

Ceci est la satire de mon article, car je parle de ce que tout le monde connaît; donc : discours en l’air. […]

* * * *

De cet article, la morale la voici : De prodigieuses nouveautés nous sont offertes pour notre confort particulier, profitons-en. Mais ne disons rien contre ceux qui en retirent des fortunes d’occasion. Nous sommes riches, éternellement riches de bienfaits que la science, les découvertes, l’industrie, l’audace des hommes d’affaires ont répandus parmi nous depuis cinquante ans. Aucune période de l’humanité n’a vu autant de transformations que celle de 1840 à 1890. Nous avons vécu dix existences dans ce court laps de temps. C’est fort joli. Mourons joyeux.

 

Cette «Nature morte au rideau» ci-haut est de Paul Cézanne (1839-1906). Elle se trouve au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

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