Les Acadiens de la baie des Chaleurs
Acadien par ma grand-mère paternelle, j’aime revenir à l’occasion sur l’histoire de ce peuple qui vécut le grand drame de la déportation en 1755. Aujourd’hui, le 15 août, pour souligner la fête nationale des Acadiens, voici ce texte du journaliste Joseph-Auguste Galibois (1877-1944), en voyage le long de la baie des Chaleurs, en Gaspésie, paru dans l’Album universel du 19 août 1905. Des Acadiens y ont trouvé un lieu de paix après le Grand Dérangement.
En quittant New-Carlisle pour Bonaventure, l’esprit français se réjouit d’un fait unique en son genre et, pour tout cœur bien placé, consolant. Avec Rivière Bonaventure commence la région naturelle aux Acadiens, les huit ou dix paroisses où ils seront l’élément majeur presque la totalité même comme à Carleton, et où, tardive justice, ils pourront vivre comme vivaient leurs ancêtres à Tracadie et à Népisigny : seuls, nombreux, heureux et sans conflits.
Jusqu’ici depuis Gaspé, ces anciens proscrits sont au nombre de six milles, disséminés un peu partout dans chaque localité et, sauf deux exceptions, en nombre inférieur aux autres races, dont ils subissent encore généralement le «vae victis» du vieux Brenn. Tel qu’au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse, où l’élément saxon en majorité partout les exclut des emplois et des situations lucratives sous prétexte d’inaptitude, de même, dans le comté de Gaspé, ils n’occupent, je crois, que le bas du pavé.
Rivière Bonaventure marque la fin de cet ostracisme en bloc, et révèle avec les Iles-de-la-Madeleine, Maria et Carleton une réunion plus compacte et plus exclusive d’Acadiens que n’en saurait montrer aucune localité du pays; pourtant il y a près d’un quart de million d’Acadiens au Canada. Mais qu’ils sont dispersés ! Nous n’étions pas plus nombreux que cela en 1801 et nous comptions déjà plusieurs grandes villes. Ce chiffre de deux cent cinquante mille âmes fait rêver celui qui, sachant que ce nombre est issu de huit mille réfugiés des bois, suppute l’avenir d’une race si féconde dans un autre siècle et demi.
Mais que serait-il advenu de ce petit peuple si on ne lui eût ravi alors, en 1755, huit mille de ses enfants ? Et pendant que je regrette l’évolution probable en ce cas, pendant que ma voiture m’entraîne vers un de ces villages acadiens si délicieusement décrits au premier chapitre d’Évangéline, je ne puis chasser de moi l’idée de ces infortunés qui tombèrent à Grand-Pré victimes de l’oiseleur.
Au souvenir du plus abominable forfait qui ait jamais terni l’histoire des colonies anglaises d’Amérique, qui pourtant en fait de lâcheté contient l’assassinat de Jumonville, le scalp sanglant du curé Bécancour et tant d’autres détails semblables, il ne fut jamais homme d’idée et de cœur qui n’ait senti celui-ci battre à rompre sa poitrine. Chaque famille divisée par la force des armes et embarquée sur des vaisseaux différents, le père loin des enfants, l’épouse séparée du mari, le frère de son frère, la sœur de sa sœur, la nation acadienne entière, des mois durant le jouet des flots, fut ensuite, comme une race de lépreux hideux, repoussée des ports américains, dont les dignes citoyens avaient par convoitise organisé le révoltant exode de ce peuple trop confiant.
Sujets à Baltimore à une honteuse tentative d’esclavage, maltraités en Virginie, mourant de faim à New-York pour n’avoir aucune valeur monnayable, jetés plus tard sur la côte de France, débarqués la nuit sans pain et sans feu sur la grève déserte de Dunkerque et de LaRochelle, les derniers convois de femmes, de vieillards et d’enfants, ainsi battus des flots depuis dix-huit mois, devaient être transportés en Angleterre, puis séquestrés au fond des noirs pontons de Southampton, de Penryn, d’Exter et de Bristol, où en cinq ans, sur un total de quinze cents, il en mourait sept cent quatorze, l’âme broyée par la douleur indicible de n’avoir jamais revu aucun membre de leur famille.
Que serait l’Acadie sans cette dépopulation inhumaine, sans cette destruction infâme, digne des temps Néroniens ? Que serait-elle aujourd’hui si au lieu de retrouver ses enfants dans les bayous de la Louisiane, dans les gisements aurifères du Guatémala, dans les marécages de Sinnamari où il y a des Bourques et des Thériots; dans l’Ile Maurice, aux Malouines, dans l’Ile St Domingue où Barbé-Marbois avait établi deux villages acadiens en 1798 parmi les nègres de Toussaint-Louverture; en France au village d’Archigny, aux États-Unis, dans la province de Québec, à Bécancour [Saint-Grégoire] et à St. Jacques [-de-l’Achigan]. Que serait-elle donc aujourd’hui si, au lieu de se voir spoliée de ses enfants, elle eût pu les conserver dans les limites de ses frontières ?
Nous avions à peine quitté New-Carlisle depuis une heure que déjà nous atteignions Bonaventure, rivière extrêmement poissonneuse et fraîche, même dans les journées les plus chaudes de l’été. […] À l’embouchure de cette rivière se trouve le bureau de la compagnie LeBlanc qui fait de l’exportation du bois un commerce assez considérable et qui possède un magasin important. Un autre magasin, digne d’une ville opulente, est celui de Firmin Poirier, descendant direct de l’un des fondateurs. […]
À partir de Bonaventure, nous parcourons un long banc de sable au bord duquel harengs, maquereaux et capelans circulent en si grande abondance, se pressent en rangs si serrés que, si à certaines époques vous jetiez la sonde à la mer, vous la sentiriez rebondir sur leur dos, de toute la longueur de leur masse mouvante, compacte et impénétrable.
Après le passage de ce long banc de sable, nous traversons maintes rivières, maints ruisseaux; nous franchissons maintes côtes, maintes collines jusqu’au Petit Bonaventure, village acadien, après lequel la route s’abaisse un peu, devient d’un niveau plus régulier à mesure qu’on s’approche de la Rivière Caplan et de Saint-Charles, deux autres localités acadiennes. Nous passons ces deux endroits rapidement; la Baie des Chaleurs se rétrécit et s’embellit de plus en plus; la côte du Nouveau-Brunswick semble s’avancer vers nous, et nous apercevons distinctement Bathurst.
Et ce cher Galibois poursuit son voyage gaspésien.
Bonne fête, chères Acadiennes, chers Acadiens !
L’illustration, «La Déportation des Acadiens en 1755», provient du journal Le Monde illustré, édition du 23 avril 1898. Source : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm