La fin d’un long règne
Au 19e siècle, l’Angleterre se construit avec le bois du Québec et du Nouveau-Brunswick. De 1800 à 1900, on rase les grandes forêts de Pin blanc (Pinus strobus, White Pine) de l’Outaouais, cette région occidentale du Québec faisant frontière avec l’Ontario. Pour envoyer tout ce bois à Québec, on recourt au principe de la cage, une technique utilisée couramment en Europe depuis au moins le 16e siècle. Le Flamand Pieter Bruegel la fait apparaître dans un de ses tableaux documentaires. Ici, sous le Régime français, on se sert aussi de la cage pour apporter le bois à Québec.
Ce bois n’est guère ouvré, car l’Angleterre juge plus rentable de le transformer chez elle. Les longues poutres équarries sont assemblées de manière à former des radeaux. Puis, attachés les uns aux autres, ces radeaux en viennent à former une très grande plate-forme de bois flottant qu’on appelle cage. Il se voit des cages de 2 500 poutres de bois-carré, 100 radeaux, menées par plusieurs dizaines d’hommes d’équipage. De mai à octobre, presque sans interruption, les cages défilent de l’Outaouais jusqu’à Québec. Il y en a tant sur le fleuve qu’en 1845, on adopte une loi obligeant les cageux à entretenir un feu brillant pour signaler leur présence la nuit. Sur place, les cages sont démontées et les poutres qui les formaient, hissées une à une dans les flancs des navires. On va même jusqu’à construire, dans la région de Québec, les plus grands voiliers de bois dans l’histoire du monde. Ces bateaux quittent Québec chargés de bois à ras bords et on les défait souvent à leur arrivée, s’exemptant ainsi les droits sur le bois dont ils sont faits.
L’ère de la cage durera une centaine d’années et le métier de cageux n’est pas de tout repos. S’engager sur le lac Saint-Pierre qui, long de 38 kilomètres et large de 11, peut au moindre vent se transformer en une mer houleuse, commande la prudence, car la cage risque la dislocation. Par les grosses saisons, au gré des vents et des courants, un cageux effectue jusqu’à 20 voyages. Il vit à la dure, dort à la belle étoile, sous des tentes ou des abris de fortune.
Le 6 juillet 1908, à la une, le journal Le Soleil annonce l’arrivée prochaine de la dernière cage, qu’il appelle radeau. Le dernier des radeaux, écrit-on, sera vu à Québec dans quelques jours. Il se compose de 150,000 pieds de bois de pin. Il est à Ottawa aujourd’hui et il descendra jusqu’à Québec. Cette méthode de transporter le bois en radeau tombe en désuétude et celui-ci est le premier depuis nombre d’années qui descend plus bas qu’Ottawa et c’est peut-être le dernier qui sera vu ici. On a eu jusqu’ici assez de difficulté à combattre les vents contraires et à passer les rapides du Chat. Le radeau est conduit par 80 hommes, avec M. Noé Valiquette comme pilote. Lorsqu’il s’agit de passer un rapide quelconque, le radeau est divisé en différentes portions et on descend ensuite chaque portion séparément. La valeur du radeau, qui comporte environ 150 000 pieds de bois, est estimé à $80,000 ou $100,000. Il est composé de billots de pins de la meilleure qualité, pratiquement exempt de nœuds, et ainsi il sera vendu à un prix comparativement haut. À son arrivée à la chute de la Chaudière, le radeau sera encore divisé en portions séparées qui seront lancées seules, et il est probable que ce travail ne sera pas complété avant mardi soir. Plusieurs hommes d’Ottawa sont embarqués sur le radeau qui descendra à Québec en passant par les rivières Ottawa et des Prairies, pour éviter les rapides de Lachine.
Voilà la fin d’un long règne, une grande date repère dans l’histoire du commerce du bois au Québec, à l’égal de celle de la barque Orion dans l’histoire de la navigation, arrivée des Barbades avec sa cargaison de mélasse, le 28 juin 1900. Les temps changent, les temps changent.
Source de l’illustration : Inventaire des biens culturels du Québec, Scènes, 19022 Y-10.
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