La fleur, un mystère
Dans toute l’histoire de l’évolution, nous cherchons encore pourquoi la Nature en est venue, quasi soudainement, à la fleur. Précédemment, tout fonctionnait à merveille. La mousse menait sa vie de mousse, comme aujourd’hui. La fougère, de même. Les plantes gymnospermes, dont la plupart étaient des conifères, arrivaient à se reproduire. Il ne semblait pas qu’il y avait besoin. Et pourtant.
Les angiospermes, les plantes à graines portant des fleurs et des fruits, surviennent, entraînant avec elle tout un développement jamais soupçonné auparavant. Bientôt, arrivent les insectes, qui rapidement deviennent complices de cette grande ouverture nouvelle. Et jusqu’à l’humain qui y trouvera son bonheur… ou son malheur.
J’aime cette réflexion de l’écrivain allemand Ernst Jünger (1895-1998) :
De même que Gœthe tient les couleurs pour l’une des aventures de la lumière, nous pourrions considérer l’ivresse comme une irruption triomphale de la plante en nous. […]
De même que la plante vient assister, non seulement notre existence physique, mais notre vie spirituelle, elle a, bien plus tôt déjà, été utilisée par l’érotisme des animaux. Pour bien le percevoir, il nous faut, à vrai dire, reconnaître en eux des partenaires égaux à nous en dignité, et même plus forts que nous.
L’un des phénomènes les plus surprenants, l’un des vrais miracles de notre planète est le mystère des abeilles, qui est, en même temps, un mystère des fleurs. Le duo d’amour entre deux êtres que différencient à un tel point leur forme et leur degré de développement a dû s’attester, un jour, comme d’un coup de baguette magique, par d’innombrables noces.
Les fleurs prennent la forme d’organes sexuels singulièrement adaptés à des créatures qui leur sont entièrement étrangères — mouches, sphinx, papillons de jour, mais aussi oiseaux-mouches et colibris. Auparavant, c’était le vent qui les fécondait.
Ce fut l’un des courts-circuits qui traversèrent la chaîne des ancêtres et ses dispositifs de protection. Un Grand Passage. Dans de telles images, le voile d’Isis devient transparent. L’Éros cosmogonique fait fondre les plombs du monde de la culture. Nous ne concevrions jamais que de telles choses soient possibles — si nous ne le sentions confirmé chaque fois que nous traversons un pré au printemps, une pente fleurie. […]
Ce que nous qualifions de mystères n’est, il est vrai, que manifestations : nous nous rapprochons d’eux parmi les bruissements qui bourdonnent comme l’écho d’une cloche autour du tilleul en fleur. La connaissance est accord profond.
Ernst Jünger, Approches drogues et ivresse, traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Gallimard nrf, 1973, p. 52s.
Jünger fut visionnaire, dirais-je. Nous n’avons pas encore résolu ce mystère de l’arrivée de la fleur dans la grande histoire de l’évolution, mais nous progressons. Si le sujet vous intéresse, consultez ce livre passionnant, mais costaud, qui nous donne la mise à jour jusqu’en 2019 : François Parcy, L’histoire secrète des fleurs, Paris, Éditions humenSciences/Humensis 2019, 233 pages.