Voici un bien étonnant poète
On dirait qu’il déconstruit et construit tout à la fois. Au début, on se demande dans l’œuvre de qui on est tombé, ne reconnaissant pas le patron classique d’une démarche poétique. Suis-je bien là ? Est-il bien là ? Où allons-nous en quelques mots ?
Roberto Juarroz, son nom. Poète argentin (1925-1995), dont toute l’œuvre a pour titre, unique, « Poesia vertical » [Poésie verticale]. Il n’a jamais donné de titre à ses poèmes, seul varie le numéro d’ordre. Et, comme on l’écrit dans sa page Wikipédia : Sa poésie est une poésie différente, un langage de débuts et de fins, mais en chaque moment, en chaque chose. Voyez.
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Une grande pluie vive
me bat ici le front
et me presse d’entrer je ne sais où.
Une grande pluie morte
me bat ici le front
et me presse de sortir je ne sais où.
Et moi j’attends une autre pluie,
la troisième,
qui me batte ici le front
simplement pour être avec moi.
Et je n’aurai pas même à lui demander
si elle est vive ou morte.
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Il est des paroles que nous ne disons pas
et que nous mettons sans le dire dans les choses.
Les choses les gardent,
et un jour nous répondent avec elles,
et nous sauvent le monde,
comme un amour secret
aux deux extrêmes duquel
il n’est qu’une seule entrée.
N’y aurait-il quelque parole
de celles que nous ne disons pas
que nous aurions placée
sans le vouloir dans le néant ?
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Parfois mes mains me réveillent.
Elles font ou défont quelque chose sans moi,
quand je dors,
quelque chose de terriblement humain,
de concret comme le dos ou la poche d’un homme.
Je les entends de mon sommeil,
dans leur travail au-dehors,
mais quand j’ouvre les yeux elles sont de nouveau calmes.
Néanmoins,
j’ai pensé que peut-être je suis un homme
par ce qu’elles font
avec leur geste et non le mien,
avec leur Dieu et non le mien,
avec leur mort, si elles meurent aussi.
Moi je ne sais pas faire un homme.
Peut-être que mes mains en font un quand je dors
et qu’une fois terminé
elles me réveilleront tout à fait
et me le montreront.
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Parmi des débris de paroles
et des caresses en ruine,
j’ai trouvé quelques formes qui revenaient de la mort.
Elles venaient de démourir,
mais ne pouvaient s’en tenir là.
Elles devaient régresser encore,
elles devaient tout dévivre
et après dénaître.
Je ne pus leur poser de question,
ni les regarder deux fois.
Mais elles m’indiquèrent l’unique chemin
qui ait issue peut-être,
celui qui, remontant de la mort,
à rebours de la naissance,
vient retrouver le néant du départ
pour reculer encore et se dénéanter.
Roberto Juarroz, Poésie verticale, traduit de l’espagnol et présenté par Roger Munier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1989. Collection Points.
Merci beaucoup, cher Claude, pour cette découverte.
Particulier oui, mais intéressant !
Faut vraiment vivre sa vie au second degré et non au premier pour bien apprécier ses mots. J’ai même songé à placer un avertissement au début du texte. Il risque vraiment de déboussoler les « premiers degrés ».