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Un musicien tout de suite regretté

Montréal vient de perdre l’un de ses types les plus remarqués à cause de son origine et de sa popularité. Nous voulons parler de Télesphore Forget, l’unique Forget que tout le monde connaît. Forget a terminé son existence en allant mourir à l’hôtel Bonsecours, sis au 20, rue Bonsecours.

Vers 1 heure, hier, Forget, conduit par trois jeunes garçons charitables, venait demander un asile à l’officier alors en charge du poste central. Il était misérablement vêtu et paraissait beaucoup souffrir. On le plaça dans une cellule et on lui servit un bon repas auquel il fit grand honneur. Il passa la nuit dans sa cellule, et, à six heures, ce matin, il partit avec les autres miséreux qui, comme lui, avait trouvé un refuge au poste.

Il descendit la Place Jacques-Cartier et se rendit chez M. Daigneault, propriétaire d’une maison de pension, rue St-Paul. Comme il se plaignait de souffrances intérieures, on lui offrit une tasse de café chaud qu’il refusa.

Quelques minutes plus tard, se sentant mieux, Forget sortit et se dirigea vers la rue Bonsecours, qu’il arpenta. Arrivé en face de l’hôtel Bonsecours, tenu par M. Rivet, Forget chancela, et, finalement, s’affaissa lourdement sur le trottoir. M. Rivet et deux autres personnes se portèrent à son secours et le transportèrent dans une salle de l’hôtel. L’ambulance fut mandée en toute hâte, mais avant son arrivée et en dépit des soins qui lui furent prodigués, Forget expira sans avoir repris l’usage de ses sens.

Forget avait une popularité universelle à Montréal. Ce n’est pas tant sa cécité que son talent de violoniste populaire qui lui créa la vogue dont il jouissait dans toutes les classes de la population.

Depuis vingt-cinq ans, on a pu le voir chaque jour à l’encoignure de quelque rue, assis sur un pliant qu’il portait toujours et jouant devant une foule d’admirateurs les airs à la mode. À son talent de violoniste populaire, il joignait celui de chanteur, et on se plaisait dans certains milieux à répéter les chants qu’il avait créés. C’est avec une voix sonore et bien timbrée qu’il entonnait ses chansons favorites, telles que « M. de La Palisse est mort », « Rosa, je t’en supplie », etc.

Il avait une âme d’artiste. Sans culture aucune, sans éducation et sans direction, il jouait et chantait avec une précision et un talent qui ne manquaient jamais de produire un effet de compassion et de sympathie sincère sur les personnes qui s’attardaient à l’entendre.

On ne pouvait s’empêcher alors de songer que l’aveugle, si misérable dans sa condition, aurait pu devenir un grand artiste s’il avait reçu l’instruction nécessaire. Cependant, Forget a eu ses beaux jours, des succès qui lui ont rapporté de jolis bénéfices.

Forget est né à St-François de Sales le 23 mai 1859. Frappé de cécité, il vint à l’Institut Nazareth où il séjourna pendant plusieurs années. C’est là qu’il fit sa première communion [on faisait alors sa première communion à 12 ans] et c’est là qu’il recouvra partiellement la vue.

Plus tard, il épousa une jeune Canadienne et il devint père d’une fille qui lui survit. Récemment, il avait fixé son domicile dans la rue Plessis, mais sa détresse était devenue si grande qu’il devait aller chercher refuge dans les postes de police.

 

La Patrie (Montréal), 12 mars 1900.

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