Quel plaisir de vous mettre sur la piste d’Agota Kristof !
Je connaissais cette écrivaine hongroise (1935-2011) comme romancière, auteure du livre Le Grand Cahier, mais j’ignorais qu’elle fut aussi poète.
En 1956, à 21 ans, elle quitte son pays pour la Suisse quand l’armée soviétique écrase le soulèvement hongrois. Une grande partie de son œuvre est teintée par cette migration forcée.
Et puis vient de nous arriver à Québec depuis Genève son recueil Clous Szögek. Bonheur. Dans une facture très respectueuse de ce qu’elle fut et de ses mots, enrichie de quelques photographies d’elle.
En quatrième de couverture, on y lit en particulier : Ce livre bilingue constitue leur édition originale en hongrois et leur première traduction en français. Ils sont accompagnés de quelques poèmes écrits directement en français. On y retrouve le style tranchant d’AGOTA KRISTOF, ses thèmes, la perte, l’éloignement et la mort, mais aussi largement déployés, le désir de vivre, la nature et l’amour.
Pour vous, d’ici comme du bout du monde, ces quelques lignes pour commencer, les trois premiers poèmes du livre, car il nous faudra encore y revenir et revenir, c’est certain.
Aucune raison de changer de trottoir
Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers
sur la terre il n’y a que des semailles
silence indicible
et insupportable
attente
Hier tout était beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil
Maintenant il neige sur mes paupières
mon corps
est lourd comme le rocher
mais aucune raison de changer de trottoir
et aucune raison de
s’en aller dans les montagnes
* * *
L’herbe
Elle était déjà desséchée et cassée
je la connaissais parmi les pierres abandonnées
elle était née
parce qu’elle voulait vivre seule et voir
la cavale des nuages aux crêtes d’or
à midi le soleil la toisa méchamment
de ses yeux brûlants le lendemain
la faim la tourmenta elle se pencha mourut
au même moment le vent
chaleureusement et doucement la caressa
* * *
L’oiseau
Je fus un grand oiseau lourd et parfois
je reconnaissais les villes
que j’avais traversées jadis
j’aimais beaucoup les ponts
et les jardins où le soir
en été les danseurs flottaient
sous les réverbères
ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient
je m’envolais loin et lorsque le silence régnait
je revenais planer longtemps
au-dessus des fosses et des morts
j’aimais la mort
j’aimais jouer avec la mort
au-dessus des sombres montagnes parfois
je refermais mes ailes et telle une pierre
je me laissais tomber dans l’abîme
mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond
pour l’heure j’avais peur
pour l’heure j’aimais la mort des autres
et pas la mienne
ma mort je l’ai aimée plus tard
beaucoup plus tard
lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste.
Agota Kristof, Clous, Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2016, 201 pages.
Merci, grand merci de ce partage ! Sur mes rayons Le grand cahier(qui m’a fascinée) et Le troisième mensonge(moins apprécié), mais découvrir la poésie de cette auteure, quel bonheur !
Je ne croyais pas du tout qu’elle fut poète !