Arthur Buies, sur la lune
Arthur Buies est un de nos grands écrivains québécois, beaucoup trop méconnu malheureusement. Aussi, lorsque nos routes se croisent dans mes journaux anciens, je lui mets tout de suite la main au collet.
Ici, il file vers l’Ouest canadien. Après avoir quitté la présence immédiate des Grands Lacs, il est accueilli par des éclairs de chaleur, et bientôt la lune, magnifique.
Au-dessus de nos têtes s’amoncelaient de gros nuages noirs, et il semblait que nous allions nous précipiter tête baissée dans un formidable orage. Les éclairs se succédaient sans interruption, mais aussi sans accompagnement de tonnerre; à mesure que nous avancions, ils continuaient d’éclairer notre route par jets soudains, mais en s’éloignant de plus en plus et en gagnant la rive américaine; c’étaient ce qu’on appelle communément des éclairs de chaleur, ces nausées du ciel que ne suit aucun vomissement.
La lune, «qui était due», nous jouait le même tour qu’elle joue souvent aux compagnies de gaz de nos villes; elle refusait de paraître.
Enfin, vers onze heures, nous aperçûmes à l’horizon son disque encore hésitant qui émergeait des vastes profondeurs; elle était cachée aux trois quarts par le cercle des ténèbres qui l’entourait. Longtemps, nous la vîmes combattre sur la cime des nuages pour conquérir le domaine de l‘espace; enfin elle apparut libre, victorieuse, souveraine, dans le ciel délivré de son lourd train de nuages fuyant éperdu devant elle, et son vaste globe, éclatant dans son plein, sembla comme un gros lustre penché dans le désert de l’infini et cependant retenu par une main invisible.
Sous la splendeur douce et comme maternelle de cet astre qui veille au sein des nuits sur la nature en sommeil, les cieux perdirent rapidement leur aspect farouche, et l’Ontario, qui avait eu des velléités de colère, s’apaisa soudain et se laissa caresser jusqu’à l’aurore par un long rayon d’argent qui flottait sur son dos.
La Patrie (Montréal), 29 octobre 1883.