Comment ne pas revenir sur le bonheur de la Terrasse à Québec (second de quatre billets)
Avant la venue des neiges, Cléophe tenait à se rappeler l’été sur la Terrasse. Nous l’accompagnons.
Cette grande véranda est en réalité la commune propriété de toute la population. Parlez-nous d’un petit balcon de famille ! Il s’y trouve, par les beaux soirs d’été, jusqu’à dix mille promeneurs; je ne les ai pas comptés, cela grouille trop.
Cette masse humaine, qui ressemble à perte de vue à deux armées marchant en colonnes serrées l’une sur l’autre, évolue et manœuvre sans encombre, car à Québec on a le pied militaire et l’on sait prendre à droite.
On se croise à la parade. Pas de bousculade, pas le moindre chiffonnage. Et pourtant ce n’est pas le chiffon qui manque, attendu que dans ces occasions le beau sexe est, comme on dit, sous les armes.
Ici, se place tout naturellement un petit compliment bien mérité, souvent répété par les étrangers qui nous visitent. Il s’agit de la bonne tenue et de la mise correcte des foules de Québec. L’élégance ne dépend pas nécessairement du prix de l’étoffe; plutôt question de goût et de coupe.
Dans son corsage et sa jupe de cotonnade, Jenny l’ouvrière est mise comme une fille de millionnaire. Grâces en soient rendues aux écoles de coupe de M. Charles Lefèvre. Elle sait porter crânement un chapeau qui lui est parfaitement seyant; elle a aussi le pied finement chaussé, Québec étant le grand marché chaussurier du Canada.
Ce galant hommage rendu aux trois mille grâces qui passent, reprenons notre promenade ou plutôt notre revue d’officier inspecteur. Demie clarté, demi silence. Un bruissement confus, dans lequel les voix font la haute et les pas la basse, entrecoupé seulement par la respiration essoufflée des locomotives, qui nous arrive distinctement de la rive d’en face à une demie-lieue de distance ou par la sirène lamentable d’un steamer qui implore son pilote, ou encore par le canon de neuf heures et demie, sur lequel se règlent d’un commun accord tout ce qu’il y a de remontoirs en ville et dans les environs.
Tout à coup s’élève dans l’atmosphère, entre le ciel et l’eau, la voix, d’abord suppliante et comme intimidée de sa propre audace, des cuivres préludant à d’entraînantes fanfares. On s’arrête, on s’attroupe en rond autour de la tribune de la musique, où reluit d’un toujours vif éclat le haut-de-forme familier du chef [Joseph] Vézina, dont l’agile bâton manié d’une main gauche pas maladroite, dessine à nos yeux en fantastiques arabesques, les fioritures musicales qui charment nos oreilles.
«Les soirées de la Terrasse. Réminiscence d’été», Le Soleil (Québec), 27 octobre 1902.
La suite : demain.
La photographie est celle du musicien, compositeur, chef d’orchestre, professeur de musique et fondateur de l’Orchestre symphonique de Québec, l’un des héros de la Terrasse, Joseph Vézina (1849-1924). Elle est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Québec, Collection Centre d’archives de Québec, Documents iconographiques, cote : P1000,S4,D83,PV12.