Dans la série «Là où me mènent mes ânes» (8)
Si vous fréquentez ce site interactif, vous savez que, depuis le 3 mai dernier, nous sommes partis à la conquête de l’âne, un animal à peu près méconnu au Québec, notre pays qui a davantage mis ses billes sur le cheval.
Ce sont trois ânes rencontrés un jour sur ma route qui nous y mènent.
L’essayiste anglais Andy Merrifield, las de sa vie universitaire à New York, est parti s’installer en 2003 dans une petite maison de centre de la France pour apprendre à mieux comprendre les ânes, «et peut-être à mieux comprendre le monde et moi-même par-dessus le marché», ajoute-t-il.
Son premier geste fut de rencontrer en Auvergne Anne-Marie et Jean, qui élèvent et louent des ânes pour des randonnées. Immédiatement, parmi Victor, Jean-Luc, Pierre, Judie, Picotin…, son choix pour compagnon s’arrête sur Gribouille, «le grand brun là-bas», «la quintessence de la mélancolie paisible».
«Il s’est montré si doux quand nous avons fait connaissance; il m’a fait l’effet d’un antidote à un monde qui avait mal tourné, un monde que j’avais déjà décidé de fuir. C’était exactement le compagnon qu’il me fallait pour cette fuite.»
Et Gribouille, dès le départ, donnera à Merrifield toute la chance voulue pour pratiquer son français.
«Gribouille et moi parlons ensemble, quelquefois, là-haut dans les montagnes, dans la brume émeraude. Nous échangeons quelques mots, par-ci, par-là, chemin faisant, un voyageur communiant avec son âne. Jusqu’à présent, nous avons eu quelques conversations mémorables. Il a le chic pour m’aider à parler français. Je suis lamentablement anti-doué pour les langues. […] Et maintenant j’ai un nouveau professeur de français. Gribouille fait preuve de patience et de considération. Il n’interrompt jamais et vous laisse toujours finir ce que vous voulez dire. Il vous donne le temps de faire une pause, de réfléchir, de chercher dans votre tête le mot qui convient le mieux, le mot juste, puis il vous laisse le prononcer avec clarté et avec soin.
«Il me regarde, tandis que je parle, et fait tournoyer ses oreilles. Son geste est destiné à chasser les mouches, mais je sais qu’il m’écoute. Je parle mieux en sa compagnie. Je n’éprouve pas le besoin de parler de façon précipitée, de bousculer ma phrase, de la cracher au plus vite, quitte à la bafouiller ou à la tronquer. […]
«Ce qu’il préfère, c’est que je le brosse bien fort, d’une main ferme. C’est un moment privilégié pour nous deux, ensemble dans notre champ, avant que le soleil ne soit vraiment levé, quand le sol est encore humide de rosée et l’air bien vif. Ensuite, nous installons le bât pour la journée et puis nous nous mettons en route, marchant et bavardant. En réalité, le plus souvent, nous avançons de conserve en silence, chacun plonge dans ses propres pensées. Il y a des fois où les mots en disent trop long, Gribouille; ce sont eux qui sont à l’origine des malentendus, du vide. Il y a des fois où ils ne sont que du blabla, du vent cellulaire. Mieux vaut écouter les oiseaux et les insectes qui bourdonnent, les criquets, qu’on ne voit pas parce qu’ils se cachent, écouter la chanson du silence naturel, si difficile à trouver à notre époque de bits et de bytes, de vacarme et de technologie facile. Écoute la voix cristalline de la forêt de montagne, Gribouille. Écoute bien.»
Nous reviendrons, bien sûr, sur ce petit pavé de plus de 400 pages bien tassées publié chez Actes Sud en 2008, traduit de l’anglais par Béatrice Vierne. Déjà, vous en avez ici le ton. Et j’aime cette courte phrase de Saint-Exupéry échappée à l’entrée du livre : Je ne suis pas à l’échelle des gratte-ciel, je suis à l’échelle de l’âne.
Et merci beaucoup à mon cher ami Simon, par ailleurs bouquiniste, qui m’a mis sur la piste de ce magnifique ouvrage.
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Ô, comme je suis chanceux!
Il y a de ces lieux où l’on se donne le temps d’observer, d’écouter, d’embrasser ce qui nous entoure. Comme en nature, ou Gribouille et Andy se balade, et ou le temps semble disparaitre. Voilà que toutes les conditions sont présentes pour laisser émerger ces discussions sur ce qu’il y a de plus profond et d’intime en toute chose.
L’univers des livres est aussi un de ces lieux joyeux.
Ayant pour occupation rémunérée à veiller au bon échange de ces sources de conversation, j’ai aussi l’opportunité en ce lieu d’en laisser émerger dans l’instant, de ces discussions bien vivantes. Ces amants de la nature me font alors l’honneur de me partager leurs plus grands questionnements, leurs plus intimes réflexions. Ô comme je suis chanceux! Moi je pars avec ces petites graines d’intérêts nouvelles, je les laisse germer en moi, à leur propre rythme. Quel partage nourrissant!
Comme bouquiniste, je me plais à croire que j’entretiens les sources de lumière du phare, je les garde en ordre. J’arpente les chemins étroits de ce lieu, je soulève la poussière, je fais les cent pas; et parfois je tombe par hasard sur un élément qui pourrait bien nourrir une de ces graines qu’un ami en semer en moi. Quand je peux, je la cultive, mais surtout je lui partage aussitôt ma découverte.
Ô comme je suis chanceux! Car bien souvent ces amis viennent me visiter à nouveau accompagné de créatures vivantes, de couleur vive et pleine de mouvements; le livre qu’il avait trouvé à la librairie était bien élément nutritif à leur propre culture!
Moi qui suis le témoin privilégié de ces découvertes, j’apprends et je deviens une sorte de botaniste.
Ô comme je suis chanceux!
Simon
Merci, bien cher Simon, merci tant d’être là, «éveillé et nourrisseur» pour nous. Tu nous es tellement précieux ! C’est bien nous qui sommes chanceux ! Et j’aime tant savoir qu’aucune piste, aucun sentier ne te fait craindre, solide que tu es.