«Philosophie d’un comédien ambulant»
Voici un texte échappé dans le quotidien La Patrie (Montréal) du 10 novembre 1904, non signé, et sans aucune forme de présentation, un écrit qui provient assurément d’Angleterre.
Je fus, l’autre jour, dit l’auteur au journal, dans le parc de Saint-James, vers l’heure où tout le monde le quitte pour aller dîner; je n’aperçus que très peu de gens qui continuaient la promenade dans les allées, et tous avaient la mine de chercher plutôt à distraire la faim qu’à gagner de l’appétit.
Je m’assis sur un banc à l’extrémité duquel était un homme fort mal vêtu, mais qui, malgré le mauvais état de son habillement, conservait un air distingué. En un mot, je le pris, selon l’expression de [John] Milton, «pour quelque gentilhomme dépouillé de ses rayons». Nous commençâmes alternativement à tousser, à nous moucher, à nous regarder, comme on a coutume de le faire en pareille occasion, et enfin j’entamai le discours.
— Pardon, monsieur, lui dis-je, il me semble que je vais ai déjà vu. Votre visage….
— Monsieur, me répliqua-t-il fort gravement, il est vrai que ma physionomie est très répandue; je suis connu dans toutes les villes de la Grande-Bretagne autant que le dromadaire et le crocodile qu’on y promène partout. J’ai l’honneur de vous informer, monsieur, que pendant seize années j’ai fait avec quelque distinction le rôle de bouffon sur un théâtre de marionnettes; j’eus dernièrement querelle avec le docteur Barthelémy; nous nous battîmes, et nous nous quittâmes, lui pour aller vendre aux épingliers de «Rosemarylane» le seigneur polichinelle et toute sa suite; et moi, comme vous voyez, pour mourir de faim dans le parc Saint-James.
— Je suis fâché, monsieur, lui répondis-je, qu’une personne de votre figure soit exposée à de pareilles disgrâces.
— Oh ! monsieur, ma figure est très fort à votre service; à la vérité, je ne me vante pas de manger beaucoup, mais le jeûne ne m’attriste point; et grâce au destin, quoique je n’ai pas un sou, je n’engendre point de mélancolie; je ne suis jamais honteux d’accepter une politesse d’un honnête homme. Voulez-vous me donner à dîner ? Je vous régalerai à mon tour si je vous rencontre une autre fois dans ce parc, ayant, comme moi, bon appétit et n’ayant point d’argent.
J’aime les originaux de toute espèce et le récit de leurs aventures me fait beaucoup plaisir. Je menai mon homme au cabaret le plus prochain, et l’on nous servit dans le moment une grillade brûlante, et un pot de bière dont l’écume s’élevait au-dessus du vase. Il est impossible d’expliquer combien cette chair splendide redoubla la gaieté de mon convive; il tomba sur cette grillade, quoi brûlante, et, en un instant, elle disparut. Après qu’il eût bien mangé :
Monsieur, dit-il, cette grillade était assurément des plus coriaces, néanmoins je l’ai trouvée d’un goût exquis, et plus tendre que du poulet. O délices de la pauvreté ! O charmes du bon appétit ! Nous autres gueux, sommes les enfants gâtés de la nature; c’est une marâtre pour les gens riches : les mets les plus délicats ne sauraient satisfaire leur goût, les vins pétillants de Champagne ne chatouillent point le palais; tandis que la nature entière est prodigue pour nous en friandises. Réjouis-toi mon âme : vive le gueux ! Je n’ai point un pouce de terre; mais qu’un torrent ravage les moissons de Cornouailles, je suis tranquille; que la mer engloutisse des vaisseaux, peu m’importe. […]
J’ai lu ce matin votre article «Philosophie d’un comédien ambulant» et j’en ai bien aimé la richesse morale et spirituelle.
Un ami qui fréquente régulièrement votre site.
Merci !
Merci beaucoup, cher Monsieur Fortin. Bien belle journée à vous.