«Mars est-il habité ?» (Second de deux billets)
Hier, dans La Patrie (Montréal) du 6 février 1897, l’astronome Camille Flammarion nous proposait une vue d’ensemble de la planète Mars et terminait son propos en disant vouloir interpréter ce qu’on y voit à distance. Reprenons le fil.
Jusqu’en ces derniers temps, nous étions tous à peu près d’accord pour considérer les grandes taches sombres comme des étendues d’eau, des mers. Le fait des neiges polaires fondant en été et se reformant en hiver, constaté et rendu certain depuis plus d’un siècle, la confirmation par l’analyse spectrale de la présence de la vapeur d’eau dans l’atmosphère martienne, s’accordaient pour justifier cette interprétation.
Cependant ces taches varient de ton et d’étendue, et il y avait là une difficulté. Il nous répugnait un peu d’admettre des inondations fréquentes couvrant des centaines de milliers de kilomètres carrés, et, d’un autre côté, des régions claires aperçues de temps à autre en diverses régions de ces mers, conduisant à penser qu’elles pouvaient se dessécher en certains points ou être si peu profondes que l’on en apercevait le fond d’ici. […]
Des changements perpétuels sont observés sur Mars, non pas dans son atmosphère, comme il arriverait pour celui qui observerait la Terre de l’espace comme il arrive pour Jupiter, mais à sa surface même. Au contraire de la lune, dont l’implacable invariabilité nous laisse l’impression d’un monde mort, ces variations incessantes de la surface de Mars nous donnent l’impression d’un monde bien vivant. […]
Quoiqu’ils soient en relation avec l’eau de la planète et qu’ils semblent la distribuer partout après la fonte des neiges, il est à peu près certain que ce n’est pas l’eau que nous voyons, mais seulement les produits de l’eau, prairies, végétation quelconque.
Les vastes prairies appelées mers seraient aussi des prairies, des champs, des étendues végétales, arrosées par les canaux puisqu’ils les traversent également. […] Cet immense réseau est d’une régularité si géométrique, les variations de teinte des bandes vertes et des oasis, correspondent si bien avec les saisons, et (comme il ne pleut jamais) l’eau est si rare et si importante à la surface de Mars, que l’on est porté à accepter sans trop d’étonnement l’hypothèse à coup sûr très hardie, mais pourtant bien justifiée, qui attribue ces aspects à des travaux intelligents, à l’art des habitants de la planète.
Que Mars soit habité, c’est une conclusion absolument logique de son état actuel d’habitabilité, lors même que nous n’aurions pas sous les yeux cet énigmatique réseau de canaux, qui ne paraît pas «naturel» du tout. Nous avons là devant nous un monde bien vivant et fort agréable. La température paraît y être sensiblement la même qu’ici, plutôt relativement un peu plus chaude puisque les neiges polaires y fondent presque entièrement; et il y règne un beau temps presque perpétuel; l’atmosphère y est beaucoup moins lourde et moins épaisse que la nôtre, à peu près celle de nos plus hautes montagnes (il est superflu de rappeler que les êtres qui ont pu naître sur ce monde sont en harmonie avec ces conditions spéciales, comme l’homme sur le sol, l’oiseau dans l’air et le poisson dans l’eau). […]
Lorsque nous nous demandons si ce monde voisin est actuellement habité, et par quelles sortes d’êtres, nous sommes à peu près dans la situation d’un observateur qui, ne connaissant pas la Terre, la verrait de loin dans l’espace, avec ses variations climatériques, ses aspects géographiques, ses mouvements de rotation et de translation, ses saisons.
Un esprit très borné, ou d’une extrême prudence, doutant de tout ce qu’on ne touche pas du bout du doigt, avouerait tout simplement que puisqu’il ne distingue ni les habitants de la Terre, ni leurs œuvres, il considère jusqu’à plus ample information notre planète inhabitée. On peut aussi, en voyant passer un train de chemin de fer, dire qu’il n’y a peut-être personne dedans.
Mais le penseur qui, voyant réunies sur notre globe de suffisantes conditions d’habitabilité, en conclurait qu’effectivement il est peuplé d’être vivants, aurait une vue intellectuelle plus perspicace et s’approcherait davantage de la vérité.
Ce sera notre conclusion pour Mars, d’autant plus que le système des canaux a un aspect singulièrement artificiel; quant à décider si l’humanité martienne ressemble à la nôtre, s’il y a là des hommes et des femmes comme sur la Terre, et si les actes de la vie sont l’image de ce qui se passe ici, nous devons penser qu’il n’en est rien. […] Les habitants de Mars ne peuvent pas nous ressembler. On pourrait penser qu’ils sont plus grands, plus légers et d’une autre forme.
Et ils peuvent être beaucoup plus beaux que nous, meilleurs, et incomparablement plus élevés dans l’ordre intellectuel.
Camille Flammarion.