Surprise : Jules Renard dans la presse québécoise
L’écrivain français Jules Renard (1864-1910) apparaît dans le quotidien montréalais La Patrie le 6 mai 1893. Vivant dans l’entourage d’Alphonse Allais, Edmond Rostand, Courteline, les Goncourt, Guitry et Sarah Bernhard, il touche le succès avec L’Écornifleur en 1892. Une année avant la parution de son second succès en 1894, il permet au journal montréalais de publier le premier chapitre de Poil de carotte, que l’on dit être une longue nouvelle ou un roman autobiographique. Ce classique de la littérature française raconte l’enfance et les déboires d’un garçon roux mal aimé qui, pour lutter contre les humiliations quotidiennes de sa mère, recourt à la ruse.
Le premier chapitre reproduit par La Patrie s’intitule «Les poules».
— Je parie, dit Mme Lepic, que la servante a encore oublié de fermer les poules avant de se coucher !
C’est vrai. On pouvait s’en assurer par la fenêtre. Là-bas, tout au fond de la grande cour, le petit toit aux poules découpait, dans la nuit, le carré noir de sa porte ouverte.
— Félix, si tu allais les fermer ? dit Mme Lepic à l’aîné de ses trois enfants.
— Je ne suis pas venu en vacances pour m’occuper des poules, dit Félix, garçon pâle, indolent et poltron.
— Et toi, Ernestine ?
— Oh, moi, maman, j’aurais trop peur !
Grand frère Félix et la sœur Ernestine avait à peine levé la tête pour répondre. Ils lisaient très intéressés, les coudes sur la table, presque front contre front.
— Dieux, que je suis bête ! dit Mme Lepic. Je n’y pensais plus. Poil-de-Carotte, va fermer les poules.
Elle donnait ce petit nom d’amour à son dernier né, parce qu’il avait les cheveux roux et la peau taché. Poil de Carotte, qui jouait «à rien» sous la table, se dressa et dit avec timidité :
— Mais, maman, j’ai peur aussi, moi.
— Comment ? répondit Mme Lepic, un grand gars comme toi ! c’est pour rire. Dépêchez-vous, s’il vous plaît
— On le connaît; il est hardi comme un bouc, dit sa sœur Ernestine.
— Il ne craint rien, dit Félix son grand frère.
Ces compliments enorgueillissait Poil de Carotte, et honteux d’en être indigne, il luttait déjà contre sa couardise. Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promit une gifle.
— Au moins, éclairez-moi, dit-il.
Mme Lepic eut un haussement d’épaule, Félix un sourire méprisant. Seule pitoyable, Ernestine prit une bougie et accompagna petit frère jusqu’au bout du corridor.
Poil de Carotte, les talons plantés, se mit à trembler dans les ténèbres. Parfois une rafale l’enveloppait, comme un drap glacé, pour l’emporter. Des renards, des loups même ne lui soufflaient-ils pas dans ses doigts, sur sa joue ? Le mieux était de se précipiter, au juger, vers les poules, la tête en avant afin de trouer l’ombre. Tâtonnant, il saisit le crochet de la porte.
Au bruit de ses pas, les poules effarées s’agitèrent en gloussant sur leur perchoir. Poil de Carotte leur cria :
— Taisez-vous donc, c’est moi ! ferma la porte et se sauva, les jambes, les bras comme empennés, mais exangues.
Quand il rentra, haletant, fier de lui, dans la chaleur et la lumière, il lui il lui sembla qu’il échangeait des loques pesantes de boue et de pluie contre un vêtement neuf et léger. Il souriait, se tenait droit, se pavanait dans son orgueil de héros enfantin, attendait les félicitations, et, maintenant hors de danger, cherchait sur le visage de ses parents la trace des inquiétudes qu’ils avaient eues.
Mais grand frère Félix et sœur Ernestine continuaient tranquillement leur lecture, et Mme Lepic lui dit, de sa voix naturelle :
— Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs !
Entre le moment de cette publication dans La Patrie en 1893 et celle chez Flammarion en 1902, Renard avait apporté des corrections à son texte, pour le mieux. On peut vérifier sur Wikisource.
L’illustration de Poil de carotte apparaît sur la page Wikisource qui lui est consacrée. Celle en mineur de Poil de carotte courant aux poules coiffe le premier texte de l’ouvrage de Jules Renard, Poil de carotte, Éditions Flammarion, 1902.
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