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Ce que peut être le train

train de levis et kennebecPeut-être vous souvenez-vous de l’écrivain français Jules Renard (1864-1910). Nous étions étonné de voir apparaître un extrait de son ouvrage Poil de Carotte dans la presse québécoise de 1893. En voici un autre, publié dans Cousine Nanette, paru dans Le Monde illustré (Montréal) du 12 novembre 1898.

 

Le chemin de fer

Ma cousine Nanette mourrait plutôt que de monter en chemin de fer. Déjà elle méprisait les voitures parce que, si on a des pieds, c’est pour qu’ils servent.

— Vous n’êtes qu’une originale, lui dit son gendre, domestique de la maison.

Mais Nanette hausse les épaules chaque fois qu’elle entend le bruit du train qui roule là-bas, dans la campagne. Elle se défie, car aujourd’hui on ne sait plus quoi inventer.

— Allez donc le voir d’abord, lui dit son gendre, vous causerez après. Mais vous avez trop peur.

Il passerait sous ma fenêtre qu’il ne me ferait pas lever le nez de mon ouvrage, dit Nanette.

Elle se vante, la maman ! Elle est encore plus curieuse que têtue, et elle voudrait voir le chemin de fer, mais elle voudrait le voir seule, sans être vue.

Et tout à coup, un matin, elle part. Elle n’a prévenu personne. Elle s’est habillée, comme si elle allait au marché.

Elle porte, dans son cabas, un morceau de pain et un morceau de fromage et, par l’élévation du soleil, elle saura l’heure de manger.

Sur la route, elle ne regarde rien, ni les arbres, ni les prés. Elle ne s’occupe guère du champ des autres. Elle tâche d’imaginer le chemin de fer. Elle sent bouger trois ou quatre idées dans sa tête, comme des petits chats. Puis les chats dorment. Elle n’y pense plus. Elle verra bien.

Elle sait où se trouve la prochaine gare. Mais elle serait gênée devant le monde. Elle connaît un meilleur endroit, dans le bois. On lui a dit que le chemin de fer y passe, sous un pont. C’est là qu’elle veut attendre.

Elle s’assied sur une borne et déjeune, et, de temps en temps, par crainte d’une surprise, elle se lève pour guetter.

Et d’abord, il lui semble, bien que le ciel soit pur, qu’il fait de l’orage quelque part. Elle pose son cabas et son couteau à terre, se dresse, inquiète, et se place au milieu du pont, les mains jointes sur le garde-fou.

Dans une éclaircie, elle aperçoit une fumée blanche et tortue qui monte. Le tonnerre s’éloigne ou se rapproche comme un bourdon va et vient par une croisée ouverte. Puis les arbres sifflent et hurlent et Nanette se bouche les oreilles. Elle saute en arrière du garde-fou et s’agriffe des pieds au pont qui tremble.

Une odeur de roussi la suffoque, et vite elle se signe. Elle a vu le diable.

 

L’illustration provient du journal L’Opinion publique du 23 décembre 1875. On la retrouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, au descripteur «Trains».

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