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Les gens de la frontière ont toujours aimé la force physique

Fort William, en Ontario, par exemple, longtemps un grand centre de commerce des fourrures entre la Compagnie de la Baie d’Hudson et celle du Nord-Ouest, avait la réputation d’aimer les «luttes athlétiques» entre boulés.

L’hebdomadaire La Tribune, de Saint-Hyacinthe, reprend le 21 septembre 1888 un récit du Manitoba ayant pour titre «Nos hommes forts».

Aux temps des trop fameuses luttes entre les compagnies du Nord-Ouest et de la baie d’Hudson, la plus grande gloire, pour les hommes du Nord, c’était d’avoir un poing solide.

Un voyageur de ces temps-là n’enviait pas d’honneur plus grand que celui d’être proclamé le boulé de tout un fort ou le coq d’une brigade.

Bourgeois et serviteurs ne parlaient que de batailles, et on exaltait jusqu’aux nues celui qui, dans une lutte corps à corps, avait pu assommer son adversaire. Bref, l’exercice du pugilat, tout comme au temps des grecs, était à l’ordre du jour, et on était aussi passionné pour voir se battre deux hommes que les Espagnols le sont pour les combats de taureaux.

Disons, entre parenthèse, que nos amis les Anglais ont conservé le beau goût païen, et que les combats d’hommes font leurs délices.

Le fort William a été très célèbre comme théâtre de ces luttes athlétiques. C’était là que les hommes des deux compagnies se rencontraient et se mesuraient; c’était là que les Goliath de Sorel, en grande renommée alors, dévisageaient les Orknays et gagnaient le plumet traditionnel porté sur le chapeau.

Celui qui avait ce plumet faisait la loi «Ut in grege taurus» comme dit Horace. Ce fut pendant les beaux jours du règne de la force brutale, qu’un missionnaire canadien, M. l’abbé Crevier, mort curé de Saint-Pie, il y a quelques années, fut envoyé par l’évêque de Québec jusqu’au fort William.

Ceux qui ont connu M. Crevier savent qu’il était de taille à faire respecter sa personne par celui qui n’aurait pas voulu respecter son caractère.

Il était d’une force herculéenne, les vieux voyageurs, qui l’ont vu dans Le Nord-Ouest, s’en souviennent encore. Sans faire parade de cette force extraordinaire, il paraît qu’il savait s’en servir à point pour inculquer l’esprit de crainte à ces rudes natures qui n’étaient pas susceptibles d’autres sentiments.

Quand il arriva dans le fort William, tous les hommes remarquèrent bien que M. Crevier n’était pas un petit garçon, et ils furent fiers d’avoir un curé possédant des qualités physiques d’un si grand prix à leurs yeux.

Deux ou trois jours après son arrivée, le bourgeois du fort alla le trouver à sa chambre et lui dit :

—  « C’est demain un jour de régal; nous allons distribuer une ration de rhum à nos hommes; ils vont fêter, et il y aura des batailles, c’est de règle; ne vous montrez pas pendant ce temps-là; car vous courrez le risque d’être insulté. Vous ferez mieux, demain, de rester à votre chambre.»

Monsieur Crevier remercia bien poliment le bourgeois, mais ne lui promit rien.

Le lendemain matin, la cour du fort était remplie; les gens voulaient fêter et voir la bataille. Les deux premiers champions, qui devaient mesurer leurs forces étaient un canadien du nom de Ladébauche et un métis du nom d’Olkan. Leur costume, pour la lutte, était bien simple : pantalon et ceinture, c’était à peu près tout; leurs longs cheveux étaient retenus de la tête par un mouchoir de soie.

Quand ils parurent au milieu de l’arène, ils furent salués comme autrefois les gladiateurs dans l’amphithéâtre romain. Le signal se donna, et les deux forts-à-bras s’élancèrent l’un sur l’autre, comme deux tigres.

Pendant ce temps-là, M. Crevier avait vu de sa fenêtre tous ces préparatifs. C’était bien triste pour lui que d’être témoin d’un pareil scandale, sans pouvoir y porter remède.

Quoi ! lui missionnaire, venu de si loin, pour ramener des hommes à des sentiments chrétiens, allait laisser commettre, tout un jour, sous ses yeux, des brutalités sans nom ? C’était trop fort. Comme David en face de Philistins, il ne put supporter plus longtemps l’insulte faire au camp d’Israël.

Emporté par le zèle, il sort de sa chambre, en relevant les manches de sa soutane, passe hardiment au travers de la foule des commis et voyageurs, et marche droit aux deux combattants.

En le voyant passer, on n’eut que le temps de dire :

«Qu’est-ce que va faire M. le curé ? Qu’est-ce que va faire M. le curé ?»

Ils n’attendirent pas longtemps pour voir ce qu’il allait faire.

En arrivant auprès des lutteurs, il les saisit et les secouant au bout de ses bras, il leur dit :

«Ah ! c’est votre manière de vous battre, vous autres, boulés du Nord-Ouest, eh bien ! vous ne savez pas vous battre du tout : vous n’êtes que des vieilles. Voilà la manière de se battre.» Et en disant cela, il vous leur rapproche le visage, et se met à les frapper l’un contre l’autre comme s’ils eussent été des enfants, puis, après leur avoir fait faire cette gymnastique, quelques instants, écartant ses bras nerveux, il rua les deux hommes à cinq ou six pieds de lui. « Maintenant, dit-il, si vous en avez de meilleurs que ces deux-là, envoyez-les moi, je vais continuer la leçon.»

On dit que personne n’eut envie de se faire son écolier pour le moment. En quelques minutes, le fort se vida et le calme se rétablit.

Tout ce récit est véridique, et le fait a eu lieu tel qu’il est décrit ci-dessus.

Un monsieur Chantelan qui en fut le témoin oculaire le racontait encore tout dernièrement à un missionnaire qui visitait les travailleurs sur la ligne du chemin de fer.

 

La gravure de Louis Cyr est parue dans Le Monde illustré du 13 février 1886. On la retrouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, au descripteur «Hommes forts».

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