Le pique-nique des cigarières
Voilà l’été. Léona Duval nous raconte le pique-nique des cigarières de la manufacture Goulet et frères à Montréal.
C’est tout un événement dans la vie monotone de ces vaillantes qu’un jour de chômage par semaine, et quand ce jour leur apporte toute la gaîté, la lumière, la liberté que représente une partie de campagne, oh ! alors, c’est un souvenir infiniment doux qu’elles en garderont longtemps, longtemps et qui les viendra réconforter aux heures du labeur pénible.
Dernièrement, c’était le pique-nique des cigarières de la manufacture Goulet et frères; et les gens qui passèrent par là ce matin du 8 juillet, à l’heure du départ, oublièrent un moment leurs intimes préoccupations devant la joie intense et profonde qui se dégageait de toute cette foule de jeunesses en toilette claire, s’entassant au gré des sympathies par groupes dans les immenses voitures qui devaient les conduire vers le bois, vers la fête.
Un frémissement de voix fraîches, des éclats de rire, des chansons se croisaient en tous sens et semblaient narguer les grandes fenêtres sombres quoique pavoisées de la fabrique vide et solitaire ce jour-là.
Soudain, tout le monde y ayant pris place, les voitures s’ébranlèrent et cette gaîté se promena dans les rues de la ville jusqu’à ce que l’horizon se fit plus large, le brouhaha plus lointain, l’air plus pur et plus frais. Alors ce fut l’enchantement de cette route idéale qui conduit au Sault au Récollet. Les chevaux ralentirent le pas et de chaque petite âme heureuse s’éleva ce soupir : «Que c’est beau, que c’est bon, la verdure et la campagne !»
Un peu plus tard, on arrivait à destination. Et ce fut une série de jeux, de gambades auxquelles se livrèrent ces jeunes filles dont quelques-unes ont encore l’âge d’enfance. Puis ont goûta sur l’herbe, avec l’appétit du bonheur et de la liberté.
Dans l’après-midi, ce fut un programme de jeux organisés qu’on remplit et certes, cette partie de la fête ne fut pas la moins intéressante, ni la moins échauffante.
Les jeunes filles prirent part à des courses de toutes sortes, course à la bouteille, course sans souliers, etc. L’entrain était encore stimulé outre par l’ambition légitime d’arriver bonne première, par l’espoir des jolis prix attribués à ces tournois d’un nouveau genre.
À l’une des lauréates échut un superbe parapluie, une autre gagna une belle douzaine de photographies offertes par l’artiste de l’Album Universel au nom de son journal, s’il vous plaît; d’autres prix furent remportés et la joie franche des heureuses triomphantes et de leurs amies devenait si communicative que tout le monde, même les perdantes, la partageaient.
Le seul défaut des bonnes choses, c’est qu’elles ne peuvent pas durer toujours; il fallut bien songer à revenir à la ville, le soleil du bon Dieu avait donné le signal du départ en se cachant sous l’horizon.
Dans les voitures pavoisées comme au matin, les excursionnistes prirent place de nouveau et, en devisant des plaisirs de cette inoubliable journée, avec un sentiment de gratitude pour les patrons généreux qui leur avaient procuré cette douceur, elles refirent ce chemin charmant, où le soir maintenant versait sa mélancolie.
Le lendemain, c’était dimanche, elles ornèrent leurs petites chambres avec des fleurs champêtres rapportées en gerbes de là-bas et dont la fraîcheur durerait moins longtemps que la provision de gaîté amassée en les heures délicieuses de la veille; puis, les jours suivants, elles recommencèrent le travail accoutumé, avec, dans leurs petits cœurs aux rares souvenirs, celui-là, vivace et très bon.
Ce souvenir et l’espoir peut-être d’une autre journée semblable l’année prochaine.
Les petits bonheurs sont si doux aux humbles qui n’en peuvent acheter de grands !
L’Album universel (Montréal), 29 juillet 1905, p. 392.
La photographie des cigarières accompagne cet article de L’Album universel du 29 juillet 1905. On la trouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, au descripteur «Cigarières».
quel texte et quel climat misérabiliste assumé. vivement un syndicat.
Absolument. Et on y trouve même de très jeunes filles ouvrières.