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Une sortie au théâtre

Marie Vallerand, chroniqueuse culturelle à Québec à travers ses nombreux engagements, a vu mille et un spectacles au cours de sa carrière. Remontant dans le passé et sachant sa forme d’humour, elle aurait bien pu accompagner, bras dessus bras dessous, le journaliste et écrivain Arthur Buies à une soirée d’hiver à Québec en 1871. Connaissant Marie et Arthur, il est certain qu’elle se serait plu.

Si l’hiver est glacial, s’il abrège les jours, s’il nous oblige à porter cinquante livres pesant d‘habits, il n’en est pas moins impuissant contre l’ingéniosité de l’homme. C’est en effet l’hiver qu’il a choisi pour en faire la saison des plaisirs. S’il fait noir à cinq heures, on a en revanche les bals, les soirées qui prolongent les veillées jusqu’au lendemain; on a surtout le théâtre, oh ! laissez-moi vous en dire un mot. C’est une innovation, c’est un inouïsme que le théâtre français l’hiver, et c’est nous, les Québecquois, gens de routine et de réserve craintive, qui faisons cette révolution. Mais nous savions d’avance que nous ne risquions rien, voilà pourquoi.

La petite troupe française, composée de six personnages seulement, qui a monté le théâtre Jacques-Cartier, en plein faubourg Saint-Roch, est la troupe le plus parfaite, la mieux équilibrée, la plus artiste, dirai-je bien, que nous ayons encore eue. Elle joue deux fois par semaine et chaque fois il y a salle comble, malgré qu’il faille descendre des sommets de la haute ville pour aller à Saint-Roch, et surtout y remonter à onze heures du soir, ce qui est redoutable, je vous le jure. Mais nous sommes poussés comme par un ouragan vers la civilisation. […]

Lorsqu’on sort du théâtre, à moins d’être un bon père de famille rangé, craignant les indigestions, ou un dyspeptique désespéré, on va généralement manger sa douzaine d’huîtres; puis on prend son verre de hot scotch, puis on allume sa pipe et l’on reste un quart d’heure à la bar [sic], puis on prend le deuxième hot scotch, et l’on devient causeur, je ne veux pas dire causeur aimable, puis on allume une nouvelle pipe, et lorsqu’on est bien enveloppé dans les nuages d’une fumée épaisse que vingt bouches se renvoient à l’envi, on songe au night cap, dernier degré de la perfection humaine.

Heureux les maris que leurs femmes font rentrer de bonne heure ! heureux les fiancés qui ménagent leur jeunesse ! heureux les amoureux qui fuient l’étourdissement et le tumulte fumeux des buvettes ! Il se lèveront le lendemain sains et dispos, ils n’auront pas mal à la racine des cheveux, et ils trouveront au milieu de leurs pressantes occupations cinq minutes pour lire la chronique du Pays [Buies fait allusion ici à sa chronique pour ce journal], ce qui leur vaudra bien des expiations.

 

Extrait de Chroniques canadiennes. Humeurs et caprices, Montréal, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs, sans date, p. 104-106.

L’illustration de Mademoiselle Bérangère, une comédienne en son temps, est parue dans Le Monde illustré du 16 février 1901. On la trouvera à l’adresse suivante : http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/illustrations/accueil.htm, au descripteur «Actrices».

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