La grande ville pour une jeune fille de la campagne
Ah, j’aime bien ce texte-ci. Il est certain qu’il a un côté papa, du genre « Attention, ma fille, te voilà dans la grande ville ». Mais on arrive à « lire » l’acclimatation d’une jeune fille de la campagne à la ville. Et à voir comment elle aime son indépendance. On se dit même qu’elle ne retournera pas s’installer à la campagne. Ce texte de l’Album universel du 14 octobre 1905, non signé, a pour titre L’ouvrière montréalaise, à l’atelier et chez elle.
Montréal est devenu un centre industriel de premier ordre et sa population ouvrière atteint les cent mille croyons-nous. C’est énorme sur une population de 350,000.
Aussi des centaines, des milliers de familles s’y livrent-elles à des travaux d’industrie. Parfois toute la maisonnée travaille au dehors, dans les ateliers. Depuis le garçonnet d’une quinzaine d’années, la fillette d’un peu son aînée, jusqu’au père, jusqu’à la mère. L’expansion industrielle de Montréal augmente tellement que la main-d’œuvre locale ne suffit plus, et nous connaissons beaucoup de gens qui, hélas ! quittent les campagnes pour venir gagner leur vie dans des manufactures qui les réclament à force d’annonces. Nous disons hélas ! car pour nous rien n’est plus beau, plus louable qu’une saine vie aux champs.
L’industrie, le commerce ont leurs attraits, leurs qualité, tout le monde est libre de s’y livrer; cependant, il ne faudrait pas que l’agriculture en souffrit. Ces deux sources de la richesse nationale doivent se prêter à un appui réciproque. Il ne faut donc pas que l’une empiète sur le terrain de l’autre. En un mot, tout en admettant la centralisation, en l’admirant même, nous ne saurions la préconiser à outrance. Voilà pourquoi, à l’occasion, il nous fait peine de constater que beaucoup de jeunes filles quittent leurs coquets villages pour venir s’enfermer dans des ateliers, où par amour de quelques dollars par semaine elles s’étiolent vite et deviennent les victimes de la chlorose des villes, et de mille autres maux, si elle n’y prennent garde.
S’il en est ainsi, c’est que la ville, la grande ville qu’est Montréal, a ses attraits pour les âmes simples. Rien n’est plus curieux que de voir travailler nos ouvrières de manufactures, l’élément bilingue de notre population ajoutant au pittoresque de l’observation. D’habitude, l’ouvrière montréalaise est aussi laborieuse qu’enjouée, toujours elle est coquette de sa toilette.
À la voir, on sent qu’elle aspire au confort et au bien-être de l’existence, qu’elle s’accorde selon son modeste revenu. Ce revenu est fort variable et dépend du métier qu’a entrepris la jeune citoyenne. Nous connaissons des ouvrières qui gagnent $3.00 par semaine et d’autres qui gagnent jusqu’à $10 et $12 d’un samedi à l’autre. Ce sont les bonnes couturières et les bonnes modistes qui gagnent le plus. Mais il faut l’avouer, la moyenne des gages de l’ouvrière canadienne ne dépasse guère de 5 à 6 dollars par huitaine. Ce n’est pas beaucoup, étant donné le prix de l’existence dans nos villes et surtout à Montréal. Quand l’ouvrière a payé $3.00 ou $3.50 de pension, qu’elle a une note hebdomadaire de 50 cents le blanchissage et une petite prime d’assurance à payer, il ne lui reste pas grand’chose pour la toilette, ses épingles et autres menues dépenses. Aussi l’a-t-on compris en haut lieu et l’inspection officiel du travail manuel dans les manufactures, avec enquête sur ses conditions, est maintenant un des fruits de notre progrès social.
Car, beaucoup d’ouvrières travaillant à forfait, nous savons que nombre de gros manufacturiers les exploitaient et ne payaient pas leur labeur à sa juste valeur.
En vérité, nous ne comprenons pas pourquoi certaines de ces amies des ateliers ne les abandonnent pas pour accepter la condition de «gens de maison» comme disait Sarcey, la condition de servante, qui, certes, est loin d’être déshonorable, et où elles bénéficieraient du confort et de l’honnêteté d’une saine et agréable vie de famille… Quand elle ne vit pas en famille chez ses parents, la jeune ouvrière surtout se plaît à la vie de pension. Sortie de l’atelier, où, selon ses goûts, elle fait les travaux les plus divers (couture, pliage de boîtes, de journaux, travaux de fabrications diverses, etc.) en rentrant à la pension elle trouve un cercle d’amis.
Là, avec des compagnes, elle combine des promenades, elle se livre à la lecture ou à la culture d’un art de prédilection.
Avec cela, elle se plaît à ce genre de vie, elle fait de petites économies bien à elle et, quand la fantaisie lui en prend, elle se paye un petit voyage et va voir les siens qui, toujours, l’accueillent à bras ouverts, regrettant seulement que la ville lui ait pris l’enfant aimée. Aussi, l’ouvrière n’oublie jamais le clocher natal, et, en cousant chez elle, ou en faisant une promenade aux champs, elle y songe et pense y retourner un jour. Mais la vie est là qui la guette. Un beau jour, elle se marie en ville, fonde une famille et la ville centralise, centralise toujours. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Qui sait ?
Toutefois, il ne faudrait pas, nous l’avons dit, que cette centralisation devienne excessive. Il ne faudrait pas qu’il vienne des campagnes trop d’ouvrières. Car, pour elles, plus que pour toutes autres gens, le chômage est pernicieux… surtout si elles ne se résignent pas à aller reprendre la vie simple et paisible de la famille.
À noter qu’on parle ici de la jeune fille qui travaille « en atelier »; on ne la retrouve pas enseignante ou domestique, deux mondes fort exigeants pour la femme et non valorisés alors.