Ils étaient nuls en maths mais prennent plaisir à compter. Les cours de biologie les assommaient, et les voilà qui scrutent vers luisants, hérissons, hippocampes ou nénuphars pour renseigner les chercheurs. A quatre pattes dans la terre, les yeux rivés à la jumelle, sous le cagnard, dans l’eau, pendant quelques minutes ou des heures, chaque semaine, 136 000 Français observent la faune et la flore comme des naturalistes qu’ils ne sont pas. Soit sept fois plus qu’il y a dix ans.
Sans aucune compétence de départ, ils participent à l’un des 165 programmes de sciences participatives qui inventorient et étudient une biodiversité menacée. Des programmes (recensés sur le site Open, pour Observatoires participatifs des espèces et de la nature) toujours plus nombreux, drainant toujours plus de participants.
Leur principe ? Une institution de recherche (souvent le Muséum national d’histoire naturelle-MNHN) collabore avec une association – Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), Opie, Noe, Tela Botanica, France nature environnement (FNE), Planète mer… – pour collecter puis exploiter quantité de données sur une espèce, fournies par des bénévoles partout en France.
« Transformez votre jardin, votre balcon ou votre terrasse en laboratoire scientifique en y installant deux mangeoires et en suivant en temps réel les allées et venues des oiseaux qui viennent s’y nourrir. Il n’est pas nécessaire de savoir reconnaître les espèces ! », promet ainsi le site BirdLab (MNHN, LPO). Une application ludique et un quiz d’entraînement transforment tout novice en ornithologue, certes du dimanche, mais apte à transmettre des informations que la communauté en ligne d’observateurs, puis des experts, valideront.
Ouvrir l’œil
Bien avant l’ère des appli, en 1850, le Muséum fournissait déjà des livrets aux voyageurs des colonies pour les inciter à ouvrir l’œil, et rapporter des échantillons. La version contemporaine de l’implication d’amateurs dans les sciences naturelles, sous l’appellation « sciences participatives », remonte à 1989 au Muséum, avec le programme de Suivi temporel des oiseaux communs (STOC), inspiré des week-ends américains et anglais de birdwatch, le comptage des oiseaux.
Mais c’est l’Observatoire des oiseaux des jardins (avec la LPO) qui, à partir de 2012, popularise la pratique, tandis que se répandent outils numériques et anxiété environnementale. « Avec, au niveau de la société, une prise de conscience de l’enjeu de conservation de la biodiversité, et une demande d’outils pour la préserver », note Anne Dozières, directrice des quinze programmes participatifs du Muséum.
La pandémie de Covid-19 a accéléré le mouvement. Que faire au soleil printanier, avec son jardin pour seul horizon et du temps à tuer, si ce n’est observer la nature ? « Pour un grand nombre de projets, la participation a explosé en 2020 avec le confinement », selon Mathieu de Flores, de l’Office pour les insectes et leur environnement (OPIE), par ailleurs coanimateur du Collectif national sciences participatives-biodiversité. Belle envolée, par exemple, pour la campagne « Confinés mais aux aguets » de la LPO.
« Nous avons mobilisé des gens que nous ne connaissions pas du tout. Et nous avons recueilli 1,5 million de données, largement le double de ce que nous obtenons d’habitude sur l’Observatoire des oiseaux des jardins, compte Marjorie Poitevin, responsable du programme à la LPO. Les observateurs ne sont pas tous restés mais nous en gardons une bonne partie. »
La fidélisation des paparazzi d’oiseaux et de papillons, de tous âges et tous milieux, tient à leur sentiment d’apprendre énormément sur la nature en un temps record, et d’intégrer une communauté qui, sur les sites des différents observatoires, échange et s’épaule. Elle est liée, aussi, à la fréquence des retours effectués sur ces mêmes sites par les scientifiques : oui, vos relevés chiffrés ou photographiques sont précieux, d’ailleurs mon étude progresse…
Sortir de l’impuissance
Bien des travaux scientifiques se fondent désormais sur ces informations standardisées, massivement fournies par les citoyens et dont la validité a été prouvée. Près de 140 publications et trente-cinq thèses en dix ans, pour les seuls observatoires du MNHN, soit un apport de données sur l’ensemble du territoire, de manière répétée, que les chercheurs n’auraient pu obtenir seuls. Comme les 550 000 photos d’insectes chargées sur le site Spipoll de suivi des pollinisateurs. Colossal !
L’impact des pesticides sur les papillons dès leur première utilisation, la remontée vers le nord de la flore sauvage méditerranéenne, la seconde floraison plus fréquente des arbres fruitiers, l’importance du nourrissage au jardin des oiseaux, l’hiver, dans les zones d’agriculture intensive où rien ne subsiste dans les champs… Tout cela a été étayé par les relevés de ces 136 000 lanceurs d’alerte auxquels « les sciences participatives donnent une occasion de sortir de l’impuissance en mesurant ce dont ils entendent parler tous les jours », croit Mathieu de Flores.
Ils se contentent rarement du rôle de thermomètre. L’observation mène à la mobilisation citoyenne. Une fois identifié ce rouge-gorge qui les suit partout lorsqu’ils bêchent, ces traces de pattes de hérisson, les scrutateurs changent leurs pratiques, convertissent des proches, rejoignent une association, interpellent la commune : pourquoi faucher si tôt ce bas-côté prisé des insectes ? « Comprendre le fonctionnement de la nature permet de se sentir légitime, sait Anne Dozières, du Muséum. Cela donne l’aplomb de suggérer. » Voire d’exiger.
La photographie d’un syrphe, utile à la pollinisation, l’Éristale tenace (Eristalis tenax, Drone fly), est de moi.
De pareilles observations mènent à une conscientisation. Existe-t-il au Québec des institutions à qui seraient utiles ces observations ?