La culture doit se marier avec la nature et non la saigner prétentieusement
Nous vivons aujourd’hui les résultats de cette saignée depuis de bien nombreuses années. Et la nature le crie ! Elle y va d’un très grand cri !
Lire cet article de Christian Desmeules dans le quotidien montréalais Le Devoir, édition du mercredi 17 mars 2021.
Pas de progrès sans effets secondaires.
Un an après l’éclosion de la pandémie de COVID-19 et le basculement de la planète dans le premier confinement, l’onde de choc est encore vive. Les morts se comptent par millions, les systèmes de santé tous azimuts sont mis à rude épreuve par le virus, le moral est bas. L’économie partout est sur la corde raide.
Pour Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et psychanalyste français, connu surtout pour avoir vulgarisé largement le concept de résilience — cette capacité humaine à surmonter des chocs traumatiques — dans plusieurs de ses ouvrages best-sellers, la pandémie nous a donné l’occasion de comprendre ou de nous rappeler que l’être humain n’est pas au-dessus de la nature. Et qu’il est même « sculpté » par son environnement, explique-t-il dans son dernier livre, Des âmes et des saisons : psycho-écologie.
« Cette idée-là a été combattue pendant des siècles, rappelle l’essayiste de 83 ans depuis Toulon, au bord de la Méditerranée, où il habite. Elle a été combattue notamment par Descartes, par beaucoup de philosophes et par les religions qui disaient que l’homme est au-dessus de la nature et qu’il doit dominer la nature, il doit dominer les femmes, les enfants et les autres hommes faibles. Et cet homme au-dessus de la nature parce qu’il a une âme, qui lui a été donnée par Dieu, cet homme est intelligent et il doit dominer la nature. »
Cette manière de penser, il est vrai, a largement contribué à l’essor scientifique. Et il s’agit d’un réel progrès, reconnaît l’auteur d’Un merveilleux malheur et de Les vilains petits canards (Odile Jacob, 1999 et 2001), avant de rappeler qu’il n’y a toutefois pas de progrès sans effets secondaires.
Or, nous avons aujourd’hui tellement fait de progrès que nous sommes en train de détruire la nature. Et en détruisant la nature, nous risquons de nous détruire avec elle. L’époque de dégradation et de progrès qui est la nôtre, dont le coronavirus est le pur produit, estime-t-il, devrait nous forcer à la réflexion.
« On découvre qu’on n’est pas au-dessus de la nature, on est dans la nature, poursuit-il. On est avec les animaux, avec les forêts et avec l’eau, avec la pollution et l’hyper-densité sociale. Et si on ne respecte pas les contraintes naturelles, on partira avec la nature. »
Pour Boris Cyrulnik, la « domination, qui a été une adaptation pour survivre, aujourd’hui ne produit que du malheur ». On se rend compte aujourd’hui, continue l’essayiste, que le milieu climatique, affectif et socio-culturel agit beaucoup sur la manière qu’a l’être humain de voir le monde, de se développer biologiquement et affectivement. La science nous a appris que la « structure du milieu facilite ou entrave le développement d’un cerveau sain. »
C’est tout le propos de la psycho-écologie, qui décrit, explique-t-il dans ce livre, comment l’environnement qui nous entoure nous façonne, animaux et êtres humains.
Lien étroit
En rappelant qu’il existe de fascinantes explications neurobiologiques à des phénomènes sociaux, avec de nombreux cas à l’appui, Boris Cyrulnik souhaite insister sur le fait que nature et culture ne s’opposent pas, mais qu’ils sont étroitement liés. C’est une cascade de causes hétérogènes qui convergent pour conjuguer l’âme et le corps : habitat climatique, ambiance affective, structure sociale, entourage verbal et récits culturels.
« Depuis les chasseurs-cueilleurs, nous avons incroyablement modifié le milieu, qui nous a incroyablement modifiés. Avec ce constat paradoxal : il n’y a pas de progrès sans effet secondaire et parfois les maléfices dépassent les bénéfices. »
En ce sens, la pandémie nous force au bilan et à un implacable état des lieux.
Ainsi, nous savons déjà que les altérités sécurisantes permettent à l’enfant de bien se développer. Or, les règles sanitaires nous privent de ces altérités bénéfiques et il est permis de se demander quelles empreintes le virus laissera derrière lui.
Stimulation relationnelle
Les conséquences de cette crise vont être grandes, sur le plan des enfants, de l’économie et de la culture, estime-t-il. « À l’école, avec le port du masque et la désorganisation des rythmes scolaires, les enfants ont déjà pris un petit retard, mais les premières observations qu’on a faites montrent que lorsqu’ils ont eu le droit de retourner à l’école après le premier confinement, il y a eu un rebond d’attachement qui leur a permis de rattraper ce retard en quelques jours ou en quelques semaines. »
Chez les adolescents, en revanche, qui arrivent à une étape de leur développement où il y a un « élagage des neurones », l’incidence est différente. « Le cerveau adolescent se met à fonctionner avec moins de circuits cérébraux tout en dépensant moins d’énergie, il est mieux adapté à son milieu. Mais ce sont des efforts qui se font quand on est stimulé par la présence d’un proche, par les rigolades, les disputes, etc. »
Le neuropsychiatre, qui est d’avis qu’« on apprend peu face aux écrans », rappelle que, sur le plan neurologique, notre cerveau ne fonctionne correctement que s’il est stimulé par d’autres cerveaux autour de lui. « Ça limite la casse, dit-il en parlant de l’enseignement à distance, mais ce qui donne envie d’apprendre aux adolescents, c’est la relation, avec un prof ou avec des copains. En France, et les chiffres sont les mêmes au Québec, dans une population en paix, 12 % des adolescents souffrent énormément au moment du virage de l’adolescence. Or, aujourd’hui on est à 30-40 % d’adolescents qui souffrent. Si le confinement dure encore un an, il y aura énormément de décrochage », prévient-il.
À ses yeux, il est devenu plus qu’urgent d’agir de façon harmonieuse et positive sur notre milieu. « Le temps où les récits sacrés racontaient aux hommes qu’ils devaient dominer la nature, les animaux, les femmes et les enfants paraîtra aussi grotesque que l’imagerie du XIXe siècle qui dépeignait un homme préhistorique portant gourdin et traînant sa femme par les cheveux. »
À cet égard, Boris Cyrulnik plaide dans Des âmes et des saisons pour une redéfinition des rôles sexuels. « Plus la personnalité des femmes s’épanouit dans les sociétés civilisées, écrit-il, plus la force virile est dévalorisée. »
Plus que jamais, considère Boris Cyrulnik, nous avons aujourd’hui la responsabilité, politique et culturelle d’agir sur notre environnement. C’est notre survie et notre bien-être qui en dépendent.