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Essai sur le parasite

En 1980, le philosophe Michel Serres publiait un ouvrage sur le parasite. En première partie, il développe l’idée que le parasite est présent partout, que c’est, quoi que nous fassions, le cœur de la relation, que tout ce qui est vit dans un monde de parasites, le tout ce qui est y compris, bien sûr.

Et il conclut, je dirais la première partie de son essai, par cette réflexion qu’il se fait à lui-même.

Je quitterai la vie comme je me suis levé mille fois de table. J’aurai perçu un bruit, à la porte, il interrompra le festin, je le reconnaîtrai. Je ne sais pas si une cloche sonne ou si une voix retentit, je ne sais pas si un souffle de vent fera le signal. Je sais que je comprendrai.

Il faudra que je me retourne, un moment. Avant de suivre cet éclat, chercher des yeux mon hôte, et lui sourire, être courtois, ne pas quitter les lieux sans avoir dit merci à qui m’a invité.

Ai-je été, à mon tour, un hôte convenable ? Ai-je assez payé cette chance, d’être ici assis, dans le jour et la nuit par quelques paroles volantes, par des notes allègres, par des mots ou des sons tenus ? Ai-je assez soutenu la conversation ? D’un coup, maintenant, je peux tout rembourser, peut-être. Vite, un instant court où la voix vaut la vie.

Merci à qui ? Où êtes-vous, mon hôte ? Qui donc m’a invité ici ? Je ne vois que des étrangers, comme moi, tout autour de la table, que des dîneurs qui vont, ce soir, rentrer chez eux. Vide, absente est la place du maître de céans. À qui donnerai-je enfin l’instant d’équivalence dense ?

Mon dernier détour de regard est fini. Jamais plus, jamais plus je ne pourrai dire merci. Jamais je ne dirai assez merci. Merci pour les hasards, merci pour ce miracle, pour la mer turbulente et l’horizon flou, merci pour les nuages, pour le fleuve et le feu, merci pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci pour les vents et les sons, pour la plume et pour le violon, merci pour ce repas immense de langage, merci d’amour et de souffrance, pour la douleur et la féminité… non, je n’ai pas fini, je commence, je commence à me rappeler qui je dois remercier, je commence à peine mon chant de réjouissance et mon tour de table est fini.

Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci, l’équivalent de grâce.

Je vous en prie, souffle le bruit, le vent, le son, qui résonne derrière la porte. Je vous prie et je vous invite, soyez le bienvenu.

 

Michel Serres, Le Parasite, Éditions Grasset et Fasquelle, 1980, p. 122s.

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