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Un ouvrage fort surprenant

Mon cher ami Luc m’a fait cadeau d’un ouvrage étonnant, de l’écrivain américain Paul Auster. Non pas un roman, plutôt un livre comme il s’en voit peu. L’idée d’un National Story Project est venue de son épouse Siri Hustvedt.

Devant une offre d’une station de radio qui lui proposait une collaboration mensuelle, ce qui, faute de temps, ne l’intéressait guère, son amoureuse lui dit : « Tu n’as pas besoin d’écrire les récits toi-même, mets les gens à la tâche, qu’ils écrivent leur propre histoire et tu n’aurais qu’à lire les meilleures à la radio. Cela pourrait donner quelque chose d’extraordinaire ».

Le concept arrêté — des histoires vraies, brèves, « non conformes à ce que nous attendions de l’existence, des anecdotes révélatrices des forces mystérieuses et ignorées qui agissent dans nos vies, dans nos histoires de famille, dans nos esprits et nos corps, dans nos âmes » —, l’écrivain reçut plus de 4 000 textes. Beaucoup ont été lus à la radio. L’écrivain en a conservé 172, selon lui les meilleurs et les plus représentatifs, et un ouvrage est paru en américain, puis chez Actes Sud en français.

Auster dit que le livre commence avec une histoire de poule longue de six phrases, « la première que j’ai lue sur les ondes en novembre dernier [2000] ».

La poule

Un dimanche matin où je marchais dans Stanton Street, je vis une poule à quelques mètres devant moi. Je marchais plus vite que la poule, et je la rattrapai donc peu à peu. Au moment où nous atteignîmes la 18e avenue, je la talonnais. La poule prit vers le sud dans l’avenue. Arrivée devant la quatrième maison, elle tourna dans l’allée, gravit en sautant les marches du seuil et frappa sur la porte métallique à coups de bec acérés. Après un instant, la porte s’ouvrit et la poule entra.

 Linda Elegant

Portland, Oregon

Autre texte. Bien de circonstance en ces jours « #MeToo » que nous vivons.

Le premier bouton

Mes parents avaient des idées strictes en ce qui concerne les boutons de col. Ils étaient de l’école qui considère que, avec ou sans cravate, le col de chemise d’un garçon doit être boutonné. À la maison ou à d’autres moments de détente, cela n’avait pas d’importance, mais pour les cours et les occasions particulières, le col devait être fermé. Ce n’était pas une simple affaire de style. Cela avait à voir avec les convenances, et cela pesait tout le poids d’un impératif moral.

La dixième année était la première de l’école secondaire. Étant un fils obéissant, je respectais encore les règles et j’arrivais chaque matin avec mon col boutonné. Mais les règles ne comptaient pas pour Miss Scott. Mon prof de maths était une grande jeune femme à la longue chevelure qui, bien souvent, croisait les jambes et s’asseyait à demi sur le devant de son bureau pendant qu’elle parlait. Je me hâte d’ajouter qu’elle portait des jupes au-dessus du genou — pas loin au-dessus, mais au-dessus. La chaussure du pied de la jambe supérieure pendait, accroché à ses orteils, sans jamais tomber tout à fait.

Par un effet du hasard, ma place se trouvait au premier rang, juste devant son bureau. J’étais très en retard pour mon âge. Je connaissais les différences entre garçons et filles (ma mère était infirmière et m’avait expliqué la plomberie), mais tout le reste était pour moi un mystère. En vérité, au nombre de recrues potentielles pour la révolution sexuelle de cette décennie, j’étais  indiscutablement un cancre. Et pourtant, par quelque force alchimique en œuvre dans nos cerveaux, je savais que Miss Scott avait quelque chose de spécial.

Un matin, après le début de l’année scolaire, Miss Scott se pencha en avant du haut de son perchoir et, à ma profonde stupéfaction, avança la main droite et déboutonna mon col. Un choc électrique me parcourut le corps et me brûla jusqu’à l’âme. […]

Sachant que ma mère voulait le col fermé, je le reboutonnai. Cette femme avait beau être mon professeur, elle n’avait pas le droit de passer outre à une directive maternelle. Mais on ne contredisait pas Miss Scott. De nouveau, elle se pencha pour défaire le bouton — et puis elle rectifia mon col des deux mains. « Tu es beaucoup mieux comme ça », me dit-elle. Si elle m’avait embrassé sur les lèvres, je ne crois pas que j’aurais pu me sentir plus euphorique que je ne l’étais alors.

Le col resta ouvert toute la journée, mais ce n’était pas là le genre de choses qu’on raconte à sa mère. À partir de ce moment, je boutonnai mon col avant de sortir de chez nous, mais à peine avais-je fait quelques pas dans la rue qu’il se rouvrait toujours.

Earl Roberts

Oneonta, New York

 

À 20 ans, à mes premiers jours à l’université, j’ai vécu quelque chose s’approchant de cette histoire, mais dans le bureau de ma prof.

Référence : Je pensais que mon père était Dieu et autre récits de la réalité américaine, Anthologie composée par Paul Auster assisté de Nelly Reifler, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Arles, Babel, Actes Sud, 2001, p. 23, 319-321.

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