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Voici le temps des sucres

Les sucres, de Henri Julien, La Patrie, 1er mars 1902

Encore quelques jours et l’on « entaillera » dans le sud de la province.

Puis, à mesure que les souffles attiédis envahiront le nord, toute la région des érablières suivra l’exemple. Partout ce sera le bon « temps des sucres ».

Les sucres, chez nous, c’est le printemps.

Sous la caresse plus chaude du soleil, la sève des beaux érables palpite. Tout s’anime. L’éternel recommencement de la vie se manifeste de toute part. Un irrépressible besoin d’expansion, de développement, fait frémir les branches. Elles se laissent balancer mollement aux murmures d’amour du vent. Toute la nature chante la saine, la bonne joie de vivre.

C’est à ce moment qu’il fait bon pour nous, gens des villes de fer, pauvres déracinés, de retourner à la terre, ne fût-ce que pour un jour.

Notre sensibilité maladive, blessée par tant de heurts aux hommes méchants, reprendra un peu de sa fraîcheur première au contact de la douceur initiale du printemps. […] Cet élan de toutes les choses vers la croissance fortifie notre volonté de devenir plus grands et meilleurs.

Il y a plusieurs espèces d’érable. Celui qui nous donne le sucre fait aussi l’orgueil de nos forêts. Non seulement la saveur de sa sève est exquise, mais l’opulente beauté de ses formes enchante les yeux. Les poètes l’ont chanté, le peuple en a fait l’arbre national. « The maple leaf for ever » chantent nos concitoyens anglais.

L’érable canadien aime les hauteurs ; c’est sur le roc qu’il attache de préférence ses racines. Enfin, présent agréable, l’érable nous donne les prémices de son réveil, qui sont aussi les prémices du printemps. […]

Il serait trop long de décrire en détail les fêtes qui ont lieu chaque printemps aux cabanes. Vers la Pâques, par exemple, le sucrier ne manque pas de réunir ses amis. On mange la « trempette » (« mitons » de pain dans le réduit), les œufs cuits dans le sucre, la tire (oh ! la bonne tire ), on « lèche la palette » (c’est-à-dire qu’on mange du sucre sur des palettes de bois).

Ces fêtes sont de la meilleure gaieté. Au milieu des choses qui frémissent sous les souffles d’avril, les cœurs sont pleins de soleil et de printemps.

Les sucres durent environ trois semaines, quelquefois plus d’un mois. Mais les variations fréquentes et considérables de température font également varier le rendement des érables. Ceux-ci sont comme les hommes, ils  ont parfois leurs débauches. Quand après de fortes gelées, il vient quelques jours de temps très doux, la sève coule sans interruption, jour et nuit. Il faut des prodiges de travail pour la recueillir toute. Les foyers chauffent ces jours-là, à leur pleine capacité. Les hommes sont obligés de travailler de nuit, de « faire bouillir » sans répit. La veillée à la cabane ne manque pas d’agrément. Au coin du grand feu, c’est l’endroit pour se raconter les légendes du pays et faire de l’esprit, autant d’histoires qui ne sont pas toujours sans gravelures. […]

Bénie soit donc la neige, qui nous donne les sucres, comme elle donne la fertilité de nos prairies. […]

H. A.

 

La Patrie (Montréal), 14 mars 1908.

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