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Saint-Césaire, vous avez un héros (second de trois billets)

Nous revoici à Saint-Césaire, conversant avec monsieur Antoine Gagné, dit Bellavance, 104 ans. Il nous disait hier que Dieu a probablement oublié de venir le chercher. Le journaliste lui demande s’il a souvenir de la révolte des Patriotes de 1837.

« Oui je m’en rappelle bien, fait le vénérable vieux. On n’était pas nombreux à Saint-Césaire dans le temps et je pouvais avoir 35 ans.

Un « commandant » était venu nous enrôler et nous avait demandé de nous rendre avec nos fusils et des munitions à Saint-Hilaire comme les autres. Nous devions bien être une centaine ; mais on nous fit alors remarquer que les Anglais étaient en trop grand nombre pour nous et que ce serait folie de les attaquer.

« Je me rappelle aussi de la guerre de 1812. J’étais alors petit garçon et, comme j’avais la réputation de chanteur, les sergents et les capitaines me faisaient venir pour leur chanter des chansons.

À douze ans, je pouvais chanter une soixantaine de chansons. Et, ajoute monsieur Gagné d’un air narquois, les chansons de ce temps-là n’étaient pas comme les chansons d’aujourd’hui. Aujourd’hui, ce ne sont que des semblants de chansons, à peine trois ou quatre couplets et sur des airs composés on dirait pour des poitrinaires.

Dans mon jeune temps, on chantait jusqu’à 30 couplets et les uns assurent qu’on les chantait ; on ne se le disait pas à l’oreille.

« Et avez-vous été souvent malade dans vos 104 années d’existence ? demande le reporter.

« Une seule fois, un petit refroidissement. C’était au temps de ma défunte femme. Elle fit venir le docteur, vous dire, entre parenthèses, que je n’ai jamais aimé les docteurs. Ils sont la ruine du genre humain. En arrivant, le docteur me tâta le pouls, me fit ses simagrées et m’arrangea deux prises, l’une qu’il me fit prendre devant lui, je vous assure franchement qu’il m’aurait glissé un charbon de feu d’érable dans l’estomac que cela ne m’aurait pas fait plus mal. Je fis jeter la deuxième prise dehors par ma femme et je vous garantis que, si j’avais pris cette deuxième prise, je n’en revenais plus.

« Vous êtes un peu méchant pour les médecins, essaya de placer le reporter.

« Ah ! les satanés docteurs, riposte vivement le centenaire, ils font mourir plus de monde que la maladie et les accidents. Combien de gens qui meurent pour avoir pris trop de remède ?

« Et l’alcool, M. Gagné, ne croyez-vous pas qu’il compte pour beaucoup dans les maladies et la mortalité hâtive ?

« Ah ! la maudite boisson, quels ravages elle accomplit, fit le vieillard sursautant sur sa chaise, et quels deuils elle jette dans les familles. Remarquez bien que je ne me suis pas totalement abstenu de boisson. Il m’est arrivé de prendre un verre ici et là ; mais je puis vous assurer d’une chose, c’est que jamais j’en ai fait un usage immodéré.

C’est vous dire que je ne sais pas ce que c’est que d’être ivre et, encore plus, de m’échauffer ou de me fouetter le cerveau avec de la boisson. Pour vous dire franchement, je n’ai pris de la boisson que lorsque j’y étais forcé. À ce sujet, je veux bien vous raconter une petite anecdote. Le curé du temps, je vous parle il y a quelque 50 ans, un M. Lamarre, m’avait fait prendre la tempérance. Et j’ai toujours conservé ma croix, fait remarquer M. Gagné.

 Un jour le curé Lamarre me demande de le mener dans les townships de l’est. En revenant — c’était en hiver — on se trouva pris par une formidable tempête et vous savez que, dans ce temps-là, ce n’était pas de petites tempêtes comme aujourd’hui. En passant par Granby, le curé me fit descendre chez un nommé Galipeau qui tenait une auberge. Mes membres étaient paralysés de froid. Le curé fit préparer deux « ponces » et m’en offrit une. — Et ma tempérance que vous m’avez fait prendre, M. le curé ? — Oh ! il y a des circonstances où il est absolument nécessaire de prendre de la boisson comme remède, répondit le curé, et si tout le monde était raisonnable comme vous, nous ne ferions pas de propagande de tempérance.

 Je compris le point soulevé par ce bon M. Lamarre, j’enfilai ma « ponce », l’alcool réchauffa mon corps engourdi de froid. Je n’oubliai jamais la leçon que m’avait faite le curé en cette circonstance.

 

La Patrie (Montréal), 19 septembre 1906.

Demain : troisième et dernier billet.

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