Le journaliste Jules Fournier se retrouve à Gainneville, près du Havre, en France (second de deux billets)
Il est en France, envoyé par le quotidien montréalais La Patrie. Après un rassemblement politique à Gainneville, près du Havre, il échange des propos avec un groupe d’agriculteurs. Hier, on apprenait comment il a fait connaissance. Voici la suite :
— Comme cela, on parle toujours français au Canada !
— Alors vous venez de Québec ?…
— On « cause » quelquefois de la Normandie chez vous ?
Un bonhomme disait à son voisin :
— Mais c’était un pays français, le Canada, tu sais bien !
— C’est Louis XV, répondait l’autre, qui l’a vendu aux Anglais.
Et l’on me dit encore :
— C’est-y vrai qu’il fait froid là-bas ?
—Vous faites la chasse aux buffles, n’est-ce-pas ?
Et je ne sais plus encore combien de questions pareilles on me posa…..
— Mais vous avez un nom français, vous, interrogea le plus curieux de la bande.
— Je ne sais pas, je m’appelle Fournier.
Mon interlocuteur écarquilla les sourcils et dit à son voisin, en le regardant dans les yeux :
— Tu entends ?…
Puis se retournant vers moi :
— Nous en avons un parmi nous un Fournier. Il est conseiller municipal à Gainneville. Tenez, le voilà justement… Attendez que je vous l’amène.
Et il alla chercher Fournier. Celui-ci voulut savoir mon prénom.
— Tenez, justement, mon frère s’appelle comme vous.
(Le malheureux ! dis-je en moi-même. En voilà un, au moins, qui fera bien de ne pas émigrer chez nous…)
La minute d’après, nous étions tous groupés autour d’une même table, à laquelle présidait l’honorable candidat, ce monsieur voulant absolument boire à la santé du Canada.
Je demandai son nom à mon voisin de droite :
— Moi, je m’appelle Deschamps.
— Mais c’est aussi un nom canadien !… On se croirait ici dans la province de Québec.
Je m’informai ainsi, successivement, des noms de tous nos nouveaux amis.
Celui-ci était un Gauthier, celui-là un Girard, cet autre un Delisle. Plus loin, un Laporte, un Durand, un Fortier, un Leroux… Bref, sur dix-huit personnes présentes, onze portaient des noms qui sont aussi canadiens-français que normands.
Et il fallait voir la joie de tous ces braves gens de parler du Canada et d’entendre parler ! Jamais encore, depuis mon arrivée en France, je n’avais vu rien de pareil…
Pas une seule fois, non plus, je n’avais eu, comme ici, l’impression d’être dans mon pays — chez les miens. À Paris et dans tous les environs, je voyais certes des Français aussi ; et que ce fut de la bouche d’un académicien ou d’un garçon de café, d’une employée de magasin ou d’une marchande de quatre saisons, ce n’est jamais sans une jouissance profonde que j’entendais cette langue si claire, si gaie, si vive, si pittoresque…
Mais ici, à Gainneville, en Normandie, c’est une émotion plus rare encore qui m’attendait : celle de retrouver, à douze cents lieues de mon pays, les figures, les expressions, l’accent de « cheu nous » ! Et, pour cette émotion-là en ce moment, je suis prêt à tout pardonner à la France : et ses administrations, et son gouvernement, et son climat même qui, après m’avoir tenu quinze jours au lit, dès mon arrivée, m’oblige maintenant à m’abreuver, jour et nuit, comme le héros de MacNab « de quinine et d’antipyrine »… jugez par là mon bonheur.
Et, à cette heure, le type qui doit me ramener au Havre, dans son auto, s’appelle Lefebvre. Comme vous voyez, c’est un autre bon Canadien. Il est de Montivilliers, P. Q. — sur la route de Fécamp.
Jules Fournier.
La photographie de Jules Fournier vers 1910 apparaît sur sa page Wikipédia.