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«Mais voilà que Darwin est venu»

Charles et William Darwin

Au Québec, de 1880 à 1910, on n’évoque jamais le nom de Charles Darwin, du moins dans tous ces journaux que j’ai dépouillés depuis 2004. On baigne dans l’âge d’or du créationnisme le long du Saint-Laurent, et il serait absolument blasphématoire de célébrer le travail de Darwin. Les horizons sont fermés. Une seule fois, en 1882, La Patrie, je crois, évoque en dix mots son décès et sa mise en terre, se gardant bien d’allonger le propos.

Allons donc en France alors pour entendre parler de cet important chercheur dans l’histoire de l’humanité, ce grand attentif. Voici le témoignage du géologue et paléontologue français Albert Gaudry (1827-1908).

Depuis Cuvier, aucun naturaliste n’a laissé dans les champs de la science un sillon aussi lumineux que Charles Darwin. ]…]

 Avant de se rendre illustre par ses théories, Darwin avait révélé un puissant esprit d’observation. Il avait fait le tour du monde à bord du Beagle, avait publié sur la Patagonie des remarques curieuses, s’était livré aux plus ingénieuses études sur les îles madréporiques de l’Océan Pacifique qu’il a représentées très justement comme les marques de l’abaissement d’un grand continent austral. […] C’est en 1859 qu’il a fait paraître son ouvrage intitulé : Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Lutte pour l’existence dans la nature. Darwin avait attendu que son esprit fût arrivé à sa maturité; il avait eu le temps d’accumuler des observations et de méditer sur ce qu’il avait vu. […]

 Je lus son livre avec une admiration passionnée; s’il m’était permis d’employer une telle expression, je dirais que je le dégustai lentement, comme on boit à petits traits une délicieuse liqueur; j’y trouvais une multitude d’observations et de pensées qui s’accordaient avec de ce que j’avais pu entrevoir des enchaînements des êtres dans les âges passés. […]

 On a dit aux paléontologistes partisans de la doctrine de l’évolution : «Vous poursuivez une grande idée chimérique, car les espèces d’aujourd’hui ne changent pas; les momies d’Égypte ont appris que les êtres les plus anciens des temps historiques sont aujourd’hui les mêmes qu’autrefois.»

 Les paléontologistes étaient bien embarrassés de répondre à cet argument. Mais voilà que Darwin est venu : il a vécu près des jardiniers et des éleveurs d’animaux; son esprit fin et curieux a interrogé tous les êtres qui existent autour de nous. Il a suivi leurs insensibles modifications; il a été profondément impressionné par la vue des changements qui sont déterminés par quelques efforts de l’homme, par des influences de milieux, par des réunions répétées d’individus ayant la prédominance de telles ou telles qualités.

 Il a montré que, même dans le court espace des temps historiques, les êtres ont subi et subissent actuellement sous nos yeux d’importantes mutations. Assurément Darwin n’a pas tout expliqué; l’incompréhensible dans l’univers se dresse encore immense en face du compréhensible. Mais la voie est ouverte : tracer une voie nouvelle, c’est faire preuve de génie.

 Il me semble que le nom de Darwin est un de ceux que les paléontologistes devront toujours prononcer avec respect et reconnaissance, car il leur a donné du courage en leur montrant qu’ils n’étaient pas déraisonnables, lorsqu’en se basant sur l’observation des faits, ils croyaient aux mutations successives des anciens êtres.

 

Albert Gaudry,

Membre de l’Institut.

 

Extrait de la revue française La Nature, tome 19 (1882), p. 150-152.

Ouf !

La photographie de Charles Darwin en 1842 avec son fils aîné, William Erasmus Darwin, apparaît sur la page Wikipédia consacrée à ce grand naturaliste.

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