Dans la série «Poèmes des temps d’hier»
Clovis Duval veut rendre hommage aux dames âgées, dont sa mère. Dans un poème qu’il intitule «La partie de cartes», il rappelle ces soirées d’hiver où elles aiment se retrouver à jouer aux cartes, alors qu’au dehors, «sur les chemins glacés, solitude complète», et qu’à l’intérieur «un poêle ronflant où pétille un bon rire». Et il encourage ces dames à poursuivre. Reprenons le fil.
Dans le serein oubli des heures militantes
Jouez, jouez toujours. O ma mère et mes tantes !
Ouvrez votre vieillesse à la douce gaieté
Ce soleil des vieillards. Vous l’avez mérité.
Dorlotez quelque peu votre vieille existence
C’est juste : votre vie est une longue stance
Dont les vers transparents reflètent tour à tour
Le calme et la bonté, l’innocence et l’amour.
Vous êtes parmi nous dans notre âge débile
Les femmes au cœur fort dont parle l’Évangile.
Vous avez des labeurs suivis les durs chemins :
Vous n’avez pas rougi du hâle de vos mains,
Et la coquetterie à cette heure où vous êtes
N’a jamais retardé la blancheur de vos têtes
En ces jours pas encor par le luxe envahis
Les robes se faisaient en toile du pays.
Sans guipures au col, sans dentelles aux manches.
C’était une toilette à porter les dimanches.
Les coiffures alors masquaient peu l’horizon :
Les souliers se faisaient souvent à la maison,
Et pourtant dans la bure et le bonnet de laine,
La mère, j’en suis sûr, vous n’étiez pas vilaine,
Et, les soirs de moisson pleins de tièdes lueurs
Lorsque les Angelus sur les fronts en sueurs
Versaient leurs tintements sonores, goutte à goutte :
Quand les charges de blé gémissant sur la route
Apportaient lentement l’aisance à la maison,
À cette heure salubre où les champs sentent bon,
Sous le chapeau de paille au bord large et rebelle,
Madame, franchement, vous deviez être belle.
Et puis n’allez pas croire, amis qui m’écoutez,
Qu’on s’enfermait alors dans les austérités,
Et que le dur travail devenait un cilice.
Les cœurs avaient leurs jeux et les yeux leurs malices :
Le poème éternel chantait sous le ciel bleu.
Le soir, on riait ferme et l’on sautait un peu;
Enfin, bien qu’on y fut plus sobre et plus apôtre,
Ce temps-là devait être aussi gai que le nôtre.
Et, si vous en doutez, par les soirs pluvieux,
Tout en les approuvant, faites parler les vieux.
Vous avez bien rempli votre tâche, O mes vieilles.
Passez vos calmes jours, passez vos longues veilles,
Dans ces jeux innocents tout pétillants d’entrain
Où l’on sait s’amuser sans parler du prochain.
Allez-y carrément sans pose et sans étude,
Et ne rougissez pas de la vieille habitude
Qui crispe avidement vos mains sur le tapis :
Vous l’avez contractée en glanant des épis
Blondes miettes du pain précieux de la gerbe
Et loin d’être mesquin votre geste est superbe !
Oh ! ne vous gênez pas : jouez incessamment.
Et quand, un jour — que Dieu recule ce moment !—
Il vous faudra, pour voir le paradis sans voiles,
Faire le grand voyage à travers les étoiles,
Vos bons anges gardiens aux ailes de rayons
Tout en empaquetant vos bonnes actions,
En dépassant ainsi les pouvoirs de leurs chartes
Dans le sac rebondi mettront un jeu de cartes
Et vous irez frapper à la porte du Ciel.
Un guichet s’ouvrira. «Quoi ? Du matériel ?
Allez vous adresser au commis de douane !»
Puis, ayant dit ces mots avec un air tout crâne
Pour la forme, et montrer qu’on ne peut l’abuser,
Saint Pierre n souriant vous laissera passer.
Le Bien public (Trois-Rivières), 11 mars 1910.