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«Jamais il ne m’est arrivé de faire une traversée par un temps simplement raisonnable»

Paul de Martigny et Jean CharbonneauEn 1900, traverser en Europe se fait par bateau bien sûr. Et, avec notre tête d’aujourd’hui, on se dit que ça tient de la croisière fort agréable. À l’occasion, bien sûr. Mais pas toujours. Voyez ce témoignage.

J’en suis à me demander, maintenant que me voilà à Paris encore une fois, s’il ne viendra pas un jour où les Compagnies Transatlantiques me prendront en horreur et refuseront absolument de me transporter d’une rive à l’autre de l’Océan. Car jamais il ne m’est arrivé de faire une traversée, je ne dirai pas beau, mais simplement raisonnable.

Cette fois, je ne peux pas dire évidemment que nous ayons eu un voyage terrible, mais enfin nous avons tout de même eu ce que les marins appellent un grain. Un assez fort grain à la vérité, puisque le «Lake Ontario», qui se défend pourtant de la mer comme un beau diable, en a été pour dix-huit heures à se dandiner le nez au vent sans avancer d’un mille.

Plusieurs fois je me suis surpris, malgré mon grand amour de la mer, à trouver que ce n’était pas vraiment une destinée que se faire trimballer jour et nuit au point de perdre le sentiment des distances jusqu’à s’en tirer de temps à autre la cigarette jusqu’au gosier !

Malgré tout, je vous l’assure, ces jours que l’on trouve parfois longs et très monotones, on se les rappelle toujours avec plaisir. Un après-midi où je me promenais mélancoliquement sur le pont en regardant la mer, qu’éclairait encore un peu le soleil déjà couché, j’entendis sourdre de l’entrepont un chant étrange, guttural, semblant une complainte et à la fois un cantique.

Accoudé au bastingage, j’écoutais depuis un certain temps quand une légère tape sur l’épaule me fit sursauter.

— N’est-ce pas, monsieur, qu’ils chantent de belles choses, mes hommes ? Voyez-vous, ce sont nos vieilles chansons qu’ils chantent dans la langue du pays, la langue galloise.

— C’est très étrange et très beau ce qu’ils chantent là, répondis-je.

Et alors le monsieur me raconta une lamentable histoire. Il était parti de Liverpool, lui, le capitaine Griffith, à bord de l’«Hélène», jolie goélette toute neuve, à destination de Québec, et, un beau matin, après une tempête terrible, le brouillard s’étant étendu sur la mer, le navire s’était défoncé sur des rochers, à l’île d’Anticosti.

L’équipage, sauf un matelot, avait pu atterrir… et maintenant recueillis par la compagnie Beaver, ils retournaient en Angleterre.

— En somme, me dit-il, les choses auraient pu tourner plus mal et nous nous en sommes pas trop mal tirés. Mais, voyez-vous, le maître d’équipage de l’«Hélène» est mort cette nuit des suites du naufrage, nous l’avons immergé ce matin, et ce qui fait de la peine à mes hommes c’est que le mousse lui aussi est malade et ils lui chantent des vieilles chansons pour le consoler un peu, car ils ont peur de le voir mourir.

Et comme nous étions entrés au fumoir, le capitaine me dit :

— Le mousse, voyez-vous, le mousse à bord, c’est comme le bébé à la maison…        

Et je crus bien voir une larme perler à sa paupière.

Paul de Martigny.

 

Paul de Martigny, «Note de traversée», La Patrie (Montréal), 24 décembre 1902.

La photographie de Jean Charbonneau, écrivain, traducteur et membre fondateur de l’École littéraire de Montréal, donnant une entrevue à son ami Paul de Martigny, apparaît sur la page Wikipédia consacrée à de Martigny. Elle provient du Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) de l’Université d’Ottawa.

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