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Le nez du gouverneur

guy carleton

On lit dans les Mémoires de M. [Philippe Aubert] de Gaspé l’anecdote suivante qui est mise dans la bouche d’un voiturier de la campagne :

Je conduisais Lord Dorchester dans ma carriole, par un froid du mois de janvier à faire éclater une église, lorsque je m’aperçus qu’il avait le nez aussi blanc que de la belle crème. C’était un maître nez que celui du gouverneur ! Je puis l’affirmer sans manquer à sa mémoire, car c’était un brave homme, aussi poli avec un habitant que s’il eût été un gros bonnet. C’était un plaisir de jaser avec lui; il parlait français comme un Canadien, et une question n’attendait pas l’autre.

— Excellence, que je lui dis, sauf le respect que je vous dois, vous avez le nez gelé comme un greton.

— Que faut-il faire alors ? me répondit le général, en portant la main à la partie endommagée, qu’il ne sentait pas plus entre ses doigts que si elle eut appartenu à son voisin.

— Ah ! dame ! voyez-vous, mon général, je n’ai encore manié que des nez canadiens. Le nez anglais, c’est peut-être une autre paire de manches.

— Que fait-on dans ce cas, me dit le gouverneur, à un nez canadien ?

— Un nez canadien, Excellence, c’est accoutumé à la misère, et on les traite assez brutalement en conséquence.

— Supposez, dit le général, que le mien au lieu d’être anglais soit canadien.

— Oui, Excellence, mais, mais il se rencontre encore une petite difficulté. Tous les Anglais n’ont pas l’honneur de porter un nez de gouverneur, et vous sentez que le respect et la considération………..

— G……….m, dit lord Dorchester, perdant patience, allez-vous en finir avec vos égards pour mon pauvre nez, qui est déjà dur comme du bois ? Je vous le dis de me faire le remède que vous connaissez, si vous l’avez sous la main.

— Oh ! là n’est pas la difficulté. Excellence, il n’est pas nécessaire d’une faire une provision avant de se mettre en route, j’en ai trois bons pieds [un mètre] de cette médecine sous ma carriole, elle ne coûte pas tant que celle des chirurgiens.

— Comment, dit le lord, c’est de la neige ?

— Certainement.

— Allons vite au remède, avant que le nez me tombe dans la carriole.

— Je n’ose, dis-je, le respect, la considération que je dois à votre Excellence….

— Voulez-vous vous dépêcher, bavard infernal ? qu’il me dit.

Quand je vis qu’il se fâchait, lui toujours si doux, si bon, je commençai la besogne en conscience, et, avec quelques poignées de neige, je lui dégelai le nez comme père et mère, mais il faut avouer que j’en avais plein la main de nez de gouverneur.

 

Le Journal de Waterloo, 25 novembre 1886.

Ce personnage au nez gelé, dans l’hiver québécois, s’appelle Guy Carleton, Lord Dorchester. Il fut le deuxième gouverneur anglais de la Province of Quebec de 1766 à 1770, et de 1774 à 1778.

L’illustration provient de la page Wikipédia qui lui est consacrée.

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