Dans un tramway montréalais, un garde-moteur musicien

Quelquefois, tout à fait dans notre banal quotidien, la vie propose un sourire, très court, qui colore toute la journée. Rappelez-vous.

Quelques minutes avant midi, un tramway de l’avenue du Parc s’est trouvé immobilisé pendant un quart d’heure à l’angle de la rue Sherbrooke, la voie se trouvant obstruée.

Il, y avait dans le tramway une quinzaine de personnes allant prendre leur repas de midi, et qui n’avaient, partant, pas d’instants à perdre. Cependant ce quart d’heure de retard ne provoqua pas de récriminations, comme c’est généralement le cas dans les circonstances analogues, grâce à un curieux talent que possédait le mécanicien de la voiture.

Le tramway était arrêté depuis une minute à peine lorsqu’une musique douce et non dépourvue de charme se fait entendre. Tous les voyageurs relevèrent la tête, surpris. Cela ressemblait au son d’une instrument en cuivre, d’un cornet, peut-être, et cela provenait du compartiment du «motorman», et qui, immobile, apparemment insensible à tout ce qui l’environnait, se donnait, sans instrument, un concert, comme Cyrano de Bergerac se récitait à lui-même ses vers.

La mélodie se déroulait discrète et rêveuse, tandis que les passagers oubliaient, à cette audition improvisée, leurs estomacs qui criaient famine et le repas qui cuisait trop à la maison.

Le morceau terminé, ce fut dans la voiture des applaudissements discrets qui n’émurent pas le musicien, qui ne le dérangèrent même pas, car, les yeux toujours fixés dans le vague, il recommença cette fois une marche allègre, qu’il accompagnait dans la vitre d’une batterie de tambours et cymbales.

Cela dura un quart d’heure, puis la voie fut dégagée et le tramway repartit, semant sur sa route les passagers enchantés d’avoir eu de la musique avant dîner.

La Patrie (Montréal), 7 novembre 1905.