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Les paradis imaginaires

labsinthe edgar degas

Sauf la consommation d’opium dans les villes de Montréal et de Québec et, souvent, l’abus d’alcool, je n’ai pas trouvé trace au Québec, il y a un peu plus de cent ans, de produits menant à des paradis imaginaires. Mais il n’en est pas de même en France. Et La Tribune (Saint-Hyacinthe) passe en revue les substances qu’on peut alors consommer à Paris.

Par cette fin de siècle, on rencontre à chaque pas des épuisés et des anémiques qui n’ont plus la robuste vigueur, la force mâle et indomptable, qui reculent devant les incessants combats de la lutte pour l’existence. Ils n’ont pas l’exubérante santé des travailleurs qui peinent dur à l’atelier, gagnent à la sueur de leur front le pain de la famille, et sont heureux le dimanche du moindre rayon de soleil. […]

Mais dans le monde artiste, dans les rangs épais de ces combattants pour l’art qui rêvent de faire, en quelques jours, la conquête de Paris, chaque jour se dénouent de sombres drames. Les cerveaux, continuellement surexcités, se détractent facilement. Ces rêveurs qui sans cesse entrevoient des gloires et des apothéoses, se créent des paradis imaginaires; le mot est de Baudelaire.

La vie, telle qu’elle est, leur semble banale, ennuyeuse. Elle ne leur procure pas les plaisirs et les triomphes qu’ils désirent, mais le poison est là, le poison sûr qui, devant leurs yeux ravis, déchirera les voiles des visions espérée, et les transportera dans les féériques royaumes du rêve.

À l’heure de l’absinthe, on les reconnaît à leur poste, les yeux dévoyés, les déclassés, les ratés…

Tous, le vieux capitaine qui rêvait les étoiles de général, et n’a pu qu’à grand’peine, à l’ancienneté, conquérir les trois galons. L’inventeur incompris, le poète sans éditeur, l’avocat sans causes, l’homme politique qu’on rencontre dans chaque réunion publique et qu’on hue aussitôt qu’il ouvre la bouche.

L’absinthe est leur grande consolatrice. Elle leur met au cerveau des bonheurs étranges, elle les enlève sur les ailes d’une Tarasque, au milieu des plaines azurées — et ces pauvres qui n’ont pas un louis en poche, jonglent avec les étoiles; ils sont rois, ils sont dieux.

Et les buveuses d’absinthe : pauvres filles venues à Paris pour chercher l’amour, la fortune, et ne trouvant ni l’un ni l’autre. Accoudées sur leur petite table de la brasserie, l’œil fixe, hébétées, elles se croient — pour une demi-heure — aimées à la folie, roulant carrosse au bois, adulées par une cour de princes et de nababs.

C’est l’ivresse vulgaire, le rêve à six sous, la course dans l’infini. […]

Plus raffinées, plus délirantes sont les sensations que procurent l’opium et le haschic.

L’opium ! ……… Ce n’est pas seulement en Chine qu’on se réunit dans des salles parfumées, éclairées par la douce lueur d’une lanterne de soie. On connaît à Paris plusieurs clubs de fumeurs d’opium. Dans le quartier des Champs-Elysées, chaque soir, des hommes graves, aux allures de ministre ou de juriconsulte, se réunissent et fument, selon les règles très compliquées qui sont en usage en Chine, cette opium si stupéfiant qui finit par chasser la raison du cerveau.

Le haschic a été très en honneur vers la fin de l’empire. Ce poison vient de l’Inde : c’est une sorte de résine que l’on boit, dissoute dans une tasse de café. Les rêves que procure cette substance sont, dit-on délicieux. On se voit transporté dans le paradis de Mahomet. Un bien-être indéfinissable s’empare de votre corps. Vous entendez des voix harmonieuses, vous voyez des almées et des houris, dont les danses lascives font bien vite oublier la danse du ventre des bayadères de l’Exposition. […]

Mais le poisson par excellence, le poison fatal qui abrutit, qui tue des centaines de Parisiens, c’est la morphine.

La première fois, c’est pour éviter une cuisante douleur, une névralgie, un mal de dents, qu’on lui demande de soulager la souffrance. Mais ce soulagement semble si doux, qu’on revient au poison. La vie, la triste vie, s’illumine : on voit désormais tout en bleu, tout en rose. On en mourra : qu’importe ! Et on s’empoisonne, on se suicide ! […]

Le raffinement de l’abrutissement n’a rien de bien délicat ni de bien élégant. Il vaudra toujours mieux savoir envisager avec sang-froid les misères de l’existence; à côté des peines les plus amères, elle réserve aussi au lutteur courageux des joies certaines, des triomphes éclatants.

 

L’illustration du tableau d’Edgar Degas apparaît sur la page Wikipédia consacrée à l’absinthe. Cette huile sur toile est déposée au Musée d’Orsay, à Paris.

4 commentaires Publier un commentaire
  1. Esther #

    Si les traces de ces produits de rêve sont si rares dans l’histoire ancienne de nos contrées, cela pourrait être dû à l’omniprésence et au contrôle du clergé et de la peur de l’enfer ?

    13 octobre 2014
  2. Jean Provencher #

    Peut-être bien. Qui sait.

    13 octobre 2014

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