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Hé, Soleil, tu nous rends la vie intenable !

Je suis de plus en plus convaincu que c’est le soleil qui est cause de tout cela.

Cet astre que l’on nous a appris à regarder comme le grand producteur, la puissance créatrice, n’est en réalité qu’un destructeur insatiable et un tyran sans pitié.

On dit qu’il fait croître les graines et les fruits, mais en réalité il épuise la terre à laquelle il arrache les sucs nourriciers; il fait pousser les renoncules, les marguerites et le chiendent, qui font le désespoir des cultivateurs; Il dessèche les puits, boit la rosée, épuise bêtes et gens, donne soif, fait monter le thermomètre, surexcite les cerveaux et fait gagner de l’argent aux hôteliers.

Le soleil est le plus grand ennemi de la paix, car on ne voit guère les nations se battre pendant l’hiver, tandis qu’aux premiers jours chauds on entend de vagues rumeurs qui bientôt prennent un corps et deviennent réalité par les chocs des armées.

C’est lui qui nous condamne aux travaux forcés toute notre vie. Sitôt qu’il paraît, il nous faut nous lever, nous mettre à l’œuvre et peiner pendant tout le temps que ce garde-chiourme nous surveille, et ce n’est que quand il a disparu de l’horizon qu’il nous est enfin permis de nous reposer, de nous amuser et de dormir.

C’est toi, soleil, qui nous mets tant de folles idées en tête, c’est toi qui rends la campagne inhabitable par les moustiques que tu fais sortir des bois et des marais, c’est toi qui produis le tonnerre et les pluies, qui chauffes l’eau des fleuves pour mieux nous inviter à nous noyer.

Toutes tes actions, globe de feu, portent en elles un principe mauvais et nuisible; si tu fais mûrir les raisins, c’est pour nous griser, quand sous l’influence de tes rayons, les poissons s’ébattent dans les eaux, c’est pour nous inviter à les assassiner; si tu rends les villes étouffantes pendant l’été, c’est pour nous forcer à aller au loin chercher un refuge et nous faire dépenser les économies péniblement amassées au temps froid, et, quand vient l’hiver, tu t’en vas, soleil impitoyable, pour nous livrer en pâture aux marchands de bois et de charbon.

Tu fais fuir ce qu’il y a de plus beau et de meilleur dans la vie, l’amour, qui s’en va sous les grands arbres, le soir, à l’abri de tes regards indiscrets, car tu n’aurais même pas la pudeur de te cacher quand les amoureux s’engagent dans les sentiers perdus pour se dire ces charmantes choses que tu es indigne d’entendre.

Soleil, tu me déplais.

 

Léon Ledieu, «Entre-nous», Le Monde illustré, 14 juillet 1888.

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