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Parlons de la chèvre

Et laissons l’écrivain français, originaire du Périgord, Jean-Camille Fulbert Dumonteil (1831-1912) nous entretenir de cette bête étonnante.

À ma fenêtre

Six heures du matin ! Le soleil rit dans ma chambre en déroulant sur ma table de travail un tapis d’or; pour me rendre jaloux peut-être, il embrasse de ses rayons la douce image qui protège mon lit et pose des baisers d’amour sur le front du portrait qui m’est cher.

Dans ma rue qui touche au bois de Boulogne, résonne, au milieu des chansons matinales et des pinsons, l’air mélancolique d’un fifre campagnard qui semble un écho lointain des Pyrénées.

Ce sont les chèvres qui passent. À leur tête, marche le bouc aux yeux d’or, dodelinant le pas, tandis que le carillon de la sonnette se mêle aux sons rustiques du fifre du chevrier.

Où vont ces chèvres ? Porter de maison en maison un lait dont le prix scandaleux étonnerait beaucoup les bergers de Virgile. Ces chèvres, on les rencontre partout à Neuilly, à Auteuil, à Passy, aux Champs-Élysées, avenue de l’Opéra, sur les boulevards; et le fifre que rien n’intimide jette sa note stridente dans la grande symphonie des places et des rues. Parlons de la chèvre.

Capricieuse et vagabonde est la chèvre. Douée d’une agilité surprenante, d’une gaieté pittoresque et d’une grâce étrange; indépendante et hardie comme une fille des abîmes et des glaciers; paradant dans les jeux du cirques; cabriolant sur les tréteaux, tirant la bonne aventure sur les places publiques et dansant comme une almée autour de la Fameralda; la corne en arrière, le nez busqué, la lèvre frémissante et l’œil brillant; le pied leste et les mœurs légères, impatiente de la corde, irrégulière de l’étable, dédaigneuse de caresses; fantaisiste et fantasque, bizarre, grimpant le long des corniches et se suspendant aux flancs des rochers, insouciante et frivole, avide de voltige et de bourgeons, fléau des bois, ne vivant que pour l’aubépine et la liberté, affamée de ronces, de salpêtre et d’amour. Telle est la chèvre.

C’est une fille de l’Asie et l’on est à peu près d’accord qu’elle descend du bouquetin qui habite les chaînes du Caucase. Répandue sur le globe entier, elle rend à l’homme les plus importants services en lui donnant sa peau, son poil, son lait, sa chair, ses fromages exquis, délice du gourmet et régal du montagnard.

Dans le centre de l’Afrique, la chèvre est la grande ressource des caravanes et le nourriture capitale de l’indigène; c’est un don royal, un gage d’alliance et d’hospitalité.

Après les victoires, on mange la chèvre d’honneur et quelques fois aussi… les prisonniers.

La domestication de la chèvre remonte aux temps les plus reculés. Son nom est cité dans la Genèse, et ses cornes se profilent sur les monuments de la vieille Égypte. Le primitif Jérémie se fait suivre d’une chèvre, et la reine de Saba amène à Salomon un troupeau de chèvres blanches. Enfin, si Romulus est allaité par une louve, c’est une chèvre qui nourrit le berceau d’Alexandre-le-Grand.

La chèvre est la vache de l’indigent comme l’âne est le cheval du pauvre. C’est l’hôtesse aimée des chaumières et gâtée des enfants.

Combien de fois n’a-t-elle pas prêté secours de ses riches mamelles au sein tari d’une mère et rempli tous les devoirs d’une bonne nourrice. C’est une mère excellente. Il faut la voir au milieu de ses cabris exécuter, pour leur plaire des cabrioles audacieuses et charmantes qui ne sont plus de son âge. Il faut l’entendre quand on lui a ravi ses petits, appeler ses chers perdreaux de cette voix navrante, presque humaine, qui a l’air d’un sanglot. […]

J’ai été élevé par une chèvre et je me rappelle que, tout enfant, je mêlais dans mes prières naïves, au nom de mes parents, celui de ma nourrice à cornes et à barbe, restée la compagne de mes jeux.

Les chèvres qui viennent de passer sous ma fenêtre, aux sons mélancoliques du fifre campagnard, me rappelle«Jeannette» qui me donna à boire quand je ne connaissais pas encore le médoc ou le chambertin, et je lui consacre ici ces quelques gouttes d’encre en reconnaissance du lait dont elle m’a nourri.

Fulbert-Dumonteil.

 

Le Canadien (Québec), 14 juin 1890.

3 commentaires Publier un commentaire
  1. Francine Lessard #

    Quel beau texte! J’aime les chèvres et j’ai eu le bonheur de les fréquenter dans ma jeunesse lors d’un séjour dans les Alpes de Haute-Provence. J’ai conservé une affection particulière pour cette petite bête pas si bête, à la fois si domestique et si libre.

    Je les fréquente encore aujourd’hui car il se trouve dans ma région une chèvrerie remarquable pour son fromage. La ferme Cassis et Mélisse à St-Damien-de-Buckland. Chaque été, je m’y rends pour voir gambader les chevrettes du printemps qui sortent pour les toutes premières fois. Un grand bonheur!

    Francine

    4 juin 2014
  2. Jean Provencher #

    Dieu que Vous êtes chanceuse de pouvoir accéder à des chèvres ! J’aimerais beaucoup !

    Et c’est vrai que c’est un fort beau texte. Manifestement, il vient de quelqu’un qui a fréquenté les chèvres, il semble vraiment bien les connaître dans leurs moindres réactions.

    Merci beaucoup de votre témoignage !

    4 juin 2014

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